THEORIES AUTEURS

SOMMAIRE :
1. Le piège des pays à revenus intermédiaire
2. Le piège de Kindelberger
3. Le piège de Thucydide
4. le trilemme de Rodrik

Le piège des pays à revenus intermédiaires
La rapide croissance des émergents asiatiques est l’une des tendances lourdes les plus déterminantes qui aient redessiné l’économie mondiale ces dernières décennies et elle continuera très certainement à marquer les prochaines. Pour reprendre Larry Summers, « la spectaculaire modernisation des économies asiatiques est, avec la Renaissance et la Révolution industrielle, l’un des plus importants développements de l’histoire économique ». Alexander Gerschenkron faisait déjà observer que les pays en retard de développement pouvaient s'industrialiser et atteindre des taux de croissance supérieursà ceux des pays avancés en mettant un place les politiques économiques appropriées. Ils peuvent importer les innovations des pays avancés au lieu de créer leurs propres nouvelles technologies. Ils peuvent aussi obtenir des gains de productivité en réaffectant les travailleurs sous-employés du secteur agricole vers l’industrie manufacturière tournée vers l’exportation, le secteur même où sont utilisées les technologies importées.
Pourtant, si beaucoup de pays en développement, notamment d’Amérique latine et du Moyen-Orient, ont acquis le statut de pays à revenu intermédiaire depuis les années cinquante, peu d’entre eux ont su poursuivre leur développement pour entrer dans le club des pays à revenu élevé. Beaucoup ont vu en effet leur croissance décélérer et se sont enlisés dans ce que la littérature économique appelle depuis quelques années une « trappe à revenu intermédiaire » ou  « piège du revenu intermédiaire » (middle-income trap). A la fin du vingtième siècle, la Malaisie et la Thaïlande avaient par exemple réussi à rapprocher leurs niveaux de productivité de ceux atteints par les pays avancés. Ils n’ont toutefois pas su modifier leur modèle de production et d’exportation, très intensif en main-d’œuvre. Or la concurrence s’est parallèlement exacerbée dans la région, avec tout d’abord l’essor de producteurs à faibles coûts comme la Chine et l’Inde ou plus récemment le Cambodge et le Vietnam, si bien que la croissance a fortement décéléré en Malaisie et en Thaïlande.
Il est aujourd’hui particulièrement crucial de comprendre pourquoi les pays émergents sont susceptibles de connaître une telle décélération de leur croissance et de dévoiler les facteurs permettant de leur assurer une place auprès des pays à haut revenu. En effet, dans le contexte actuel où les pays avancés font face à une stagnation durable de leur activité, la croissance des pays émergents tire l’essentiel de la croissance mondiale. Un ralentissement significatif de la croissance au Brésil, en Chine ou en Inde aurait de profondes répercussions sur l’économie mondiale. Au sein des pays émergents, la légitimité des gouvernants repose en outre bien souvent sur leur succès à assurer une croissance rapide du PIB. Ces questions prennent une résonance particulière dans le cas de la Chine. Ce pays représente en effet un part importante du monde émergent et même de la population mondiale, or un éventuel ralentissement affecterait profondément le bien-être de ses habitants et contrarierait leur sortie de la pauvreté. Ensuite, la croissance chinoise devient peu à peu une composante clé de la croissance mondiale. La résistance de la croissance chinoise au plus fort de la Grande Récession a bénéficié au reste du monde. Les exportations de biens d’équipement réalisées par l’Allemagne et le Japon dépendent fortement de la demande chinoise, tout comme les exportations de marchandises produites en Afrique et en Amérique latine. L'économie mondiale est aujourd'hui particulièrement vulnérable aux évolutions de l'économie chinoise. 
Barry Eichengreen, Donghyun Park et Kwanho Shin (2011) ont observé les différentes décélérations de croissance qui ont émaillé l’histoire économique depuis 1956. Ils se penchent plus précisément les pays qui ont connu un taux de croissance supérieur à 3,5 % sur au moins sept ans, puis une réduction d’au moins 2 points de pourcentage de leur taux de croissance sur les sept années suivantes. Leur analyse historique montre que le ralentissement de croissance survient typiquement aux alentours de 16700 dollars internationaux constants de 2005. A ce point, la croissance du PIB par tête ralentit de 5,6 à 2,1 % en moyenne, soit une baisse du taux de croissance de 3,5 points de pourcentage. La chute de la croissance de la productivité globale des facteurs explique 85 % de la chute du taux de croissance de la production, équivalente à 3 points de pourcentage. En outre, la probabilité d’une décélération de la croissance atteignait un pic lorsque le secteur manufacturier représente environ 23 % de l’emploi total dans l’économie.
A partir de données supplémentaires, Eichengreen, Park et Shin (2013a) approfondissent leur analyse et identifient finalement deux plages du revenu par tête pour lesquelles la croissance est susceptible de décélérer : la première s’étale entre 10 000 et 11 000 dollars, tandis que la seconde est comprise entre 15 000 et 16 000 dollars. Les pays de leur échantillon subissent effectivement deux décélérations de leur croissance. La croissance des pays à revenu intermédiaire ralentirait donc en plusieurs étapes. Par conséquent, un nombre plus élevé d’économies seraient susceptibles de connaître un (nouveau) ralentissement de leur croissance que ne le suggéreraient les précédents estimations. Cela signifie également que les pays à revenu intermédiaire peuvent connaître une décélération de leur croissance plus tôt au cours de leur développement.
Eichengreen et alii (2013a) constatent également que les ralentissements sont les plus susceptibles de se produire pour les économies ayant des ratios de dépendance élevés, des taux d’investissement élevés qui peuvent se traduire à l’avenir par de faiblesrendements et enfin une sous-évaluation du taux de change qui les désinciterait à gravir l’échelle technologique. Les décélérations de la croissance sont en outre moins probables dans les pays où les niveaux d’éducation du secondaire et du supérieur sont élevés et où les produits de haute technologie comptent pour une large part des exportations. Le capital humain de grande qualité et l’innovation réduisent donc la probabilité qu’une économie tombe dans une trappe à revenu intermédiaire.
Ces résultats accréditent l'explication couramment avancée pour expliquer le piège des pays à revenu intermédiaire [Agénor et alii, 2012]. Dans un scénario typique, la réallocation de la main-d’œuvre des secteurs à faible productivité, en particulier l’agriculture, vers les secteurs à forte productivité, notamment l’industrie et les services modernes, s’accompagne d’une hausse importante du revenu par habitant, mais celle-ci se révèle temporaire. La réallocation se trouve amorcée par l’introduction des technologies importées dans les secteurs produisant des produits à faible coût et intensifs en travail. Une fois que le pays atteint un niveau de revenu intermédiaire, les ressources rurales en main-d’œuvre se tarissent et les salaires commencent à fortement s’élever, ce qui érode la compétitivité des produits intensifs en main-d’œuvre sur les marchés internationaux. La croissance de la productivité qui avait été initialement impulsée par la réallocation sectorielle et le rattrapage technologique est finalement épuisée. La croissance économique décélère au moment même où d’autres pays à faible revenu débutent leur industrialisation et s’engagent eux-mêmes dans une phase de croissance rapide.
Eichengreen et alii (2013a, 2013b) soulignent ainsi la nécessité d’abandonner les activités à faible valeur ajoutée pour gravir l’échelle technologique et ainsi éviter la trappe à revenu intermédiaire, mais une telle transition nécessite des travailleurs qualifiés. Un capital humain de grande qualité est nécessaire pour développer les services modernes à haute valeur ajoutée tels que les services aux entreprises. Sur ce point, la Chine semble relativement avantagée. La durée moyenne de scolarité dans le secondaire s’élève en Chine à 3,17 ans, soit un chiffre légèrement supérieur à la moyenne observée dans les différentes économies qui sont tombées dans la trappe à revenu intermédiaire, en l’occurrence 2,72 ans. Toutefois, même les pays émergents qui ont su rapidement améliorer leur niveau d’éducation peuvent souffrir d'une pénurie dans certains types de mains-d’œuvre qualifiées. Le déficit de capital humain explique en partie pourquoi la Malaisie et la Thaïlande sont tombées dans la trappe à revenu intermédiaire. A l’opposé, l'expansion rapide des enseignements secondaire et supérieur en Corée du Sud explique en partie pourquoi celle-ci a su grimper au niveau des pays à revenu élevé. La Chine ne pourra elle-même éviter la trappe des revenus intermédiaires qu’en développant un système d’éducation produisant les travailleurs qualifiés dont nécessitent précisément les employeurs.
De leur côté, Pierre-Richard Agénor, Otaviano Canuto et Michael Jelenic (2012)soulignent également l’importance que revêt pour la croissance de la productivité l’accès aux différents types d’infrastructures, en particulier les réseaux de communication à haut débit. Le développement des infrastructures d’informations et de communication permet d’attirer davantage de travailleurs qualifiés dans le secteur de la conception, améliore la productivité et les salaires dans ce secteur, mais aussi accroît la capacité du pays à innover. Elles facilitent en effet la circulation à moindre coûts des connaissances d’un pays à l’autre et en leur sein. En outre, elles réduisent les coûts de transactions du commerce international et de l’investissement étranger.
Les pays émergents, en premier lieu la Chine, ne sont pas condamnés à voir leur croissance décélérer. Echapper à la trappe au revenu intermédiaire leur demande toutefois de faire de l’innovation le principal moteur pour la croissance de la productivité en lieu et place de l’imitation. Les autorités publiques pourraient faciliter ce déplacement vers la frontière technologique à travers une multitude de mesures, notamment le déploiement d’infrastructures de pointe ; mais surtout, cette réorientation du modèle de croissance exige des politiques d’éducation plus ingénieuses pour générer le stock nécessaire de capital humain.

Références Martin ANOTA
EICHENGREEN, Barry, Donghyun PARK, and Kwanho SHIN (2013a), « Growth slowdowns redux: New evidence on the middle-income trap », NBER working paper, n° 18673, janvier.


 Le piège de KINDLEBERGER

Le piège de Kindleberger

13/01/2017
Alors que le président américain élu Donald Trump prépare la politique de son administration envers la Chine, il devrait se méfier de deux pièges majeurs que l'histoire a dressés devant lui. Le « piège de Thucydide », cité par le président chinois Xi Jinping, se réfère à l'avertissement de l'historien grec antique pour qui une guerre cataclysmique peut éclater lorsqu'un pouvoir établi (comme les États-Unis) ressent une peur démesurée face à une nouvelle puissance (comme la Chine). Mais Trump devra aussi à se soucier du « piège de Kindleberger » : une Chine qui apparaîtrait comme plus faible, et non plus forte, qu'elle ne l'est.
Charles Kindleberger, un architecte intellectuel du Plan Marshall qui a ensuite enseigné au MIT, a fait valoir que la décennie désastreuse des années 1930 a été causée par le fait que les États-unis ont remplacé la Grande-Bretagne en tant que plus grande puissance mondiale, mais n'ont pas réussi à prendre le rôle de la Grande-Bretagne dans la fourniture de biens publics mondiaux. Le résultat a été l'effondrement du système mondial dans la dépression économique, le génocide et la guerre mondiale. Aujourd'hui, alors que la puissance de la Chine se développe, quelle sera sa contribution aux biens publics mondiaux ?
En politique intérieure, les gouvernements produisent des biens publics tels que les services de police ou d'un environnement propre, qui bénéficient à l'ensemble des citoyens et dont personne ne peut être exclu. Au niveau mondial, les biens publics – comme un climat stable, la stabilité financière ou la liberté des mers – sont prévus par des coalitions dirigées par les plus grandes puissances.
Les petits pays ne sont guère incités à payer pour ces biens publics mondiaux. Parce que leurs petites contributions n'influencent que très peu leur possibilité de profiter ou non du bien public, il est rationnel pour eux de jouer les passagers clandestins. Par contre, les plus grandes puissances peuvent voir l'effet et sentir le bénéfice de leurs contributions. Donc, il est rationnel pour les plus grands pays de prendre l'initiative. Quand ils ne le font pas, les biens publics mondiaux sont sous-produits. Lorsque la Grande-Bretagne est devenue trop faible pour jouer ce rôle après la Première Guerre mondiale, des États-Unis isolationnistes ont continué à être des passagers clandestins, avec des résultats désastreux.
Certains observateurs craignent que, avec le développement de la puissance de la Chine, elle profitera gratuitement plutôt que de contribuer à un ordre international qu'elle n'a pas créé. Jusqu'à présent, le bilan est mitigé. La Chine bénéficie du système des Nations unies, où elle a un droit de veto au Conseil de sécurité. Elle est maintenant le deuxième plus grand bailleur de fonds des forces de maintien de la paix des Nations unies, et elle a participé à des programmes des Nations unies concernent Ebola et le changement climatique.
La Chine a également grandement bénéficié des institutions économiques multilatérales comme l'Organisation mondiale du commerce, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. En 2015, la Chine a lancé la Banque asiatique d'investissement pour les infrastructures, que certains considéraient comme une alternative à la Banque mondiale ; mais la nouvelle institution adhère aux règles internationales et coopère avec la Banque mondiale.
D'autre part, le rejet par la Chine d'un jugement de la Cour permanente d'arbitrage l'an dernier qui sanctionnait ses revendications territoriales dans la mer de Chine méridionale soulève des questions gênantes. Jusqu'à présent, cependant, le comportement chinois a cherché à ne pas renverser l'ordre mondial libéral dont elle bénéficie, mais à augmenter son influence en son sein. Si elle se retrouve pressée et isolée par la politique de Trump, cependant, la Chine deviendra-t-elle un passager clandestin perturbateur qui poussera le monde dans un piège de Kindleberger ?
Trump doit également se soucier du piège mieux connu de Thucydide : une Chine qui apparaîtrait plus forte, et non plus faible, qu'elle ne l'est. Il n'y a rien qui ne soit inévitable dans ce piège et ses effets sont souvent exagérés. Par exemple, le politologue Graham Allison a fait valoir que, dans 12 des 16 cas depuis 1500, lorsqu'un pouvoir établi a été confronté à l'apparition d'une nouvelle puissance, le résultat a été une guerre majeure.
Or, ces chiffres ne sont pas corrects, car la définition d'un « cas » n'est pas claire. Par exemple, la Grande-Bretagne était la puissance dominante du monde dans le milieu du XIXe siècle, mais elle a laissé la Prusse créer un nouveau puissant empire allemand au cœur du continent européen. Bien sûr, la Grande-Bretagne a combattu l'Allemagne un demi-siècle plus tard, en 1914, mais cet épisode devrait-il être considéré comme un seul, ou deux cas ?
La Première Guerre mondiale n'était pas simplement une situation dans laquelle une Grande-Bretagne établie réagissait à une Allemagne qui montait en puissance. Outre l'essor de l'Allemagne, la Première Guerre mondiale a été causée par la peur allemande d'une Russie de plus en plus puissante, la crainte d'une montée du nationalisme slave dans une Autriche-Hongrie en déclin, ainsi que d'autres facteurs innombrables bien différents de la Grèce antique.
Quant aux analogies actuelles, l'écart de puissance qui existe aujourd'hui entre les États-Unis et la Chine est beaucoup plus grand que celui qui prévalait entre l'Allemagne et la Grande-Bretagne en 1914. Les métaphores peuvent être utiles en tant que précautions générales, mais elles deviennent dangereuses quand elles véhiculent un sentiment d'inexorabilité historique.
Même le cas grec classique n'est pas aussi simple que ce que Thucydide n'a fait paraître. Il a affirmé que la cause de la deuxième guerre du Péloponnèse a été la croissance de la puissance d'Athènes et la peur qu'elle a engendrée pour Sparte. Mais, en fait, l'historien de Yale Donald Kagan a montré que la puissance athénienne n'était pas en augmentation. Avant que la guerre n'éclate en 431 avant JC, l'équilibre du pouvoir avait commencé à se stabiliser. Ce sont certaines erreurs politiques des Athéniens qui avaient amené les Spartiates à penser que la guerre pourrait valoir le risque.
La croissance d'Athènes a provoqué la première guerre du Péloponnèse au début du siècle, mais ensuite une trêve de trente ans a éteint l'incendie. Kagan soutient que pour donner lieu à la deuxième guerre désastreuse, une étincelle a dû atterrir sur un des rares morceaux de bois qui n'avaient pas été complètement trempés, puis continuellement et vigoureusement attisée par de mauvais choix politiques. En d'autres termes, la guerre n'a pas été causée par des forces impersonnelles, mais bien par de mauvaises décisions dans des circonstances difficiles.
Tel est le risque entre Trump et la Chine aujourd'hui. Il doit s'inquiéter à la fois de la force et de la faiblesse de la Chine. Pour atteindre ses objectifs, il doit éviter le piège de Kindleberger tout comme le piège de Thucydide. Mais, surtout, il doit éviter les mauvaises évaluations, perceptions erronées et jugements irréfléchis qui ont régulièrement empoisonné l'histoire humaine.
© Project Syndicate, 2017.
Traduit de l'anglais par Timothée Demont
LE PIEGE DE THUCUYDIDE
«La Chine et les Etats-Unis devront éviter le piège du conflit»
Recueilli par FRANÇOIS d’ALANÇON, le 05/04/2013 à 10h25 (La Croix)
Entretien avec Graham Allison, professeur à la Kennedy School of Government (Harvard) Dans les prochaines décennies, les dirigeants chinois et américains devront ajuster substantiellement leurs attitudes pour tenir compte des besoins irréductibles. de chacun.
Graham Allison, lors d’un symposium sur le terrorisme international, à Ankara (Turquie), en 2010. / ADEM ALTAN / AFP
La Croix:Vous avez récemment publié un ouvrage sur Lee Kuan Yew, premier ministre de Singapour de 1959 à 1990. Quelle estsa visionde la Chine et de ses relations avec les États-Unis et le reste du monde?
Graham Allison: Lee Kuan Yew a été le mentor de tous les leaders chinois, de Deng Xiaoping à Xi Jinping. Pour lui, l’émergence de la puissance chinoise depuis trente ans n’a pas de précédent dans l’histoire. Après trente ans de croissance à deux chiffres, une économie qui était plus petite que celle de l’Espagne en 1980 est aujourd’hui la deuxième économie mondiale. La Chine, une nation de 1,3 milliard d’habitants, deviendra la plus grande économie mondiale dans les dix prochaines années. Rien de similaire ne s’est jamais produit dans l’histoire du monde et cela affecte déjà l’équilibre des forces dans la région Asie-Pacifique.
Les dirigeants chinois pensent qu’ils reviendront à leur position naturelle d’«empire du Milieu», autrement dit de centre du monde, et que les autres devront s’adapter à cette réalité. La Chine veut être acceptée comme la Chine, et non comme un membre d’honneur de l’Occident. Pékin n’hésite pas à utiliser sa puissance économique pour envoyer le message. C’est le cas pour le Japon et les Philippines, deux pays avec lesquels elle a des différends territoriaux. Ce n’est pas un hasard si, l’année dernière, les exportations du Japon et des Philippines vers la Chine ont diminué, respectivement de 16 et 20 %.
Comment les États-Unis doivent-ils s’adapter à cette nouvelle situation?
G. A.: La question des prochaines décennies est de savoir comment la Chine et les États-Unis pourront échapper au «piège de Thucydide», autrement dit au conflit résultant de la rivalité entre une puissance émergente et une puissance régnante, comme entre Athènes et Sparte au Ve siècle av. J.-C., ou entre l’Allemagne et ses voisins, à la fin du XIXe siècle. L’émergence rapide de toute nouvelle puissance perturbe le statu quo. Historiquement, dans 11 cas sur 15, depuis 1500, cela s’est terminé par une guerre. Les leaders des deux pays doivent avoir cette statistique à l’esprit et reconnaître l’ampleur du défi historique. Des deux côtés, des ajustements considérables seront nécessaires dans les attitudes et les actions pour éviter une confrontation violente.
Comme le dit Lee Kuan Yew, les États-Unis ne peuvent arrêter l’émergence de la Chine, mais ils doivent trouver le moyen de partager le leadership du XXIe siècle avec une Chine plus puissante, une situation totalement nouvelle pour eux. Aujourd’hui encore, Washington a tendance à vouloir faire la leçon à Pékin en lui demandant de lui ressembler en devenant plus démocratique ou en prenant sa part de responsabilité dans un ordre mondial conçu par les Occidentaux au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. La Chine se modernisera en évoluant vers plus d’État de droit et une justice indépendante, mais ne deviendra pas pour autant une démocratie libérale, car cela signifierait son effondrement.
Le conflit entre les deux puissances n’est donc pas inéluctable?
G. A.: Non, car les deux pays ont tout intérêt à trouver des compromis. La Chine a besoin du marché américain pour vendre ses produits, les États-Unis ont besoin de la Chine pour acheter leurs bons du Trésor. Les deux pays ont un intérêt commun à la liberté de navigation et à la sécurité des voies maritimes. À court terme, les dirigeants chinois sont conscients de la supériorité technologique et militaire américaine et ils préféreront la diplomatie à la force pour s’imposer progressivement comme la première puissance économique.
Le pivot vers l’Asie de Barack Obama est-il la bonne réponse?
G. A.: À moitié. Les États-Unis ont raison de s’engager dans la région Asie-Pacifique, car c’est la zone de grande croissance au XXIe siècle et les États-Unis sont une puissance asiatique. En revanche, ce pivot ne doit pas être conçu comme une politique d’endiguement de la Chine. Les États-Unis traitent encore l’ouest du Pacifique comme s’il s’agissait d’un lac américain. L’augmentation de la présence militaire américaine dans le Pacifique aide les militaires chinois à justifier l’augmentation de leur budget. Les États-Unis n’ont aucun intérêt à se mêler des différends territoriaux avec la Chine de pays comme le Vietnam ou les Philippines.
Pour la classe politique américaine, la tentation existe de faire de la Chine le bouc émissaire des problèmes de l’Amérique. Pour éviter des erreurs, Barack Obama ne devrait pas se contenter d’entretiens formatés avec le président chinois Xi Jinping, mais discuter franchement de longues heures avec lui sur tous les sujets qui fâchent.
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ENTRE HARVARD ET LE PENTAGONE
Professeur à Harvard et directeur du Belfer Center for Science and International Affairs, Graham Allison, 73 ans, a publié de nombreux ouvrages,dont Essence of Decision: Explaining the Cuban Missile Crisis (1971), un classique de la théorie des relations internationales, Nuclear Terrorism : The Ultimate Preventable Catastrophe (2004) et Lee Kuan Yew : The Grand Master’s Insights on China, the United States, and the World (MIT Press, 2013).
À la tête de la Kennedy Schoolof Government de 1977 à 1989, ce spécialiste des questions de défense et sécurité en a fait l’une des institutions universitaires américaines les plus réputées en matière d’administration et de politique publiques.
Parallèlement à cette activité, il a exercé des fonctions au Pentagone, en particulier sous la présidence de Bill Clinton, en qualité de secrétaire adjoint à la défense chargé de la politique envers la Russie, l’Ukraine et les autres pays de l’ex-URSS.
Recueilli par FRANÇOIS d’ALANÇON




Le trilemme de Rodrik met en lumière les incompatibilités entre l'Etat et la mondialisation




Triple AAA, trilemme de Rodrik, et contrat social


Dani Rodrik, économiste à Harvard, l'a rappelé dans un livre récent : la mondialisation sans entrave est incompatible avec les Etats nationaux et la démocratie. Il faut soit contrôler les mouvements de capitaux, soit aller vers le fédéralisme européen, soit renoncer à la démocratie.
Dans l'UE, c'est, jusqu'à présent, ce dernier choix qui a été fait, par refus du fédéralisme et par manque de volonté de contrôler la mondialisation.
Aujourd’hui, plus que jamais, nous voyons que ce choix n'est pas tenable. Si nous voulons préserver la démocratie, il faut que l'Etat assure la sécurité civile, sociale et économique des citoyens.
France : du dilemme qu’impose le triple A au trilemme de Rodrik (LesEchos.fr, Thomas Porcher, professeur à l'ESG Management School)
Les agences de notation reprennent désormais à leur compte le concept de frappe préventive. L’agence Moody’s a clairement prévenu la France qu’un soutien trop prononcé au secteur bancaire la conduirait à réviser sa notation de la dette souveraine. Le triple AAA est en jeu.
On pourrait penser dans un premier temps que la France se retrouve confrontée à un dilemme : soit elle doit supporter à l’avenir des taux d’intérêt élevés pour financer sa dette, soit elle accepte aujourd’hui de laisser les banques aller au devant d’un risque systémique qui l’obligera à intervenir tôt ou tard. Laisser un système bancaire s’effondrer est simplement inconcevable car le chaos économique et social qui s’ensuivrait serait d’une ampleur jusque là inconnue.
Mais plus qu’un dilemme, il s’agit au fond d’un trilemme au sens de D. Rodrik. Le trilemme est le suivant : il est impossible d’avoir simultanément :
1) une intégration économique et financière poussée (libre échange, flux de capitaux ouverts, monnaie unique,…),
2) des Etats-nations souverains et
3) la démocratie.
Le trilemme de Dani Rodrik
Pour expliquer brièvement l’idée de Rodrik, on pourrait dire que dans le cadre d’une économie mondialisée, l’intégration économique génère une compétition entre Etats qui limite leur capacité à adopter des politiques interventionnistes que les populations souhaitent. Le gouvernement peut ignorer alors les populations et poursuivre des politiques de rigueur comme maintenant ou bien de renoncer à une souveraineté écornée pour faire vivre les aspirations démocratiques dans des instances supranationales.
La France est face à ce trilemme de manière aggravée et ce depuis 28 ans. En 1983, elle a choisi la rigueur, car elle a découvert que les politiques de relance avaient fait leur temps si elles étaient conduites de manière isolée. Elle a imposé à ses populations un régime « minceur » qu’elle a amplifié avec la marche à l’Euro mais les abandons de souveraineté en matière monétaire et budgétaire qui ont rythmé la période 83-99 se sont accompagnés d’une promesse démocratique : l’euro serait protecteur, nous redonnerait une souveraineté collective et assurerait une solidarité en Europe. Une promesse qui a été renforcée par l’avènement et la reconnaissance d’une charte des droits et des libertés dans le traité de l’Union.
Mais aujourd’hui, la situation se dégrade. La démocratie semble malmenée par la rigueur et les abandons de souveraineté n’ont pas montré les bénéfices espérés. L’Euro a été un bouclier de verre et la solidarité entre européens reste écrite en pointillés. Il reste donc des Etats à la souveraineté affaiblie, une démocratie exsangue et une intégration financière incontrôlée.
La menace de Moody’s prend tout son sens, elle révèle que la France doit prendre plus ses décisions à l’aune de la communauté financière que de ses citoyens, que son rôle actif en Europe risque de se ralentir car son soutien financier aux autres nations en difficulté risque de se réduire.
Pour ne pas perdre sa note auprès de Moody’s elle devra peut être alors imposer un nouvel ajustement à ses citoyens et à ses entreprises. Après les sodas ce sera peut être l’heure des bouilleurs de cru ou encore des boulangers… Des mesures fantaisistes, il n’en manque pas et « embrassons nous, Folleville ».
Alors faut-il laisser les banques à leur sort ?
Le sauvetage des banques de 2008 a été nécessaire, mais ce sont les modalités pratiques de ce dernier qui ont posé problème. En effet, les banques ont profité de la manne pour prêter aux Etats à des taux bien supérieurs à celui auquel elles avaient reçu cet argent, pour jouer de nouveau sur les marchés financiers et se réserver primes et bonus.
Nous qui sommes si friands de modèles finlandais pour l’éducation, danois pour l’emploi et allemand pour les exportations, nous aurions du être islandais en la matière. La sortie de la crise de la part de l’Islande est le contre exemple de ce que nous mettons en œuvre nous européens avec autant d’acharnement en Grèce ou ailleurs. En effet, les Islandais ne se sont pas trompés car ils n’ont pas désignés des responsables imaginaires c'est-à-dire les citoyens. Ce pays a su résister à l’opinion dominante pour nationaliser ses banques en faillite.
Il ne s’agit pas de faire de l’Etat un chevalier blanc, nous gardons en mémoire la triste affaire du Crédit lyonnais, mais à situation de crise, réponse de crise. Le temps des demi-mesures doit cesser, l’Etat doit retrouver ce pour quoi il est destiné : la sécurité de ses citoyens. Tel est la base du contrat social. Et cette sécurité est à la fois civile, sociale et économique. L’Etat est devenu historiquement un réducteur d’incertitude, aujourd’hui il ne s’agit pas de faillir à cette mission. Et le trilemme de Rodrik retrouve sa force car la démocratie exige que les citoyens ne soient pas livrés à une incertitude radicale et que la stabilité bancaire —bien public essentiel— soit défendue.
La France doit se saisir de cette menace pour rappeler à son opinion que le problème de la dette doit être relativisé et que celui du chômage et des inégalités doit redevenir la priorité. Nos enfants ne naissent pas qu’avec des dettes, ils peuvent compter aussi sur des actifs, alors en 2009 si chaque nouveau-né hérite d’une dette de 29 500 euros, il peut compter sur 22 200 euros d’actifs non financiers publics et de 14 000 euros d’actifs financiers publics.
Au total, le nouveau né en France hérite de plus de créances que de dettes et commence la vie avec un actif net public de près de 6700 euros. Que Moody’s le sache !
Thomas Porcher