vendredi 19 mars 2021

François HEISBOURG "Le temps des prédateurs"

 

Le temps des prédateurs de François Heisbourg

La Chine, les États-Unis, la Russie et nous

JANV./FÉVR. 2021

Si l’auteur, spécialiste renommé de la géopolitique et des questions de défense, conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique, emploie l’expression « nous », ce qui signifie en vérité l’Europe, c’est que, dit-il, dans le milieu éditorial, le terme « Europe » fait figure de repoussoir, signifiant des ventes réduites (il intitule son dernier chapitre « L’Europe : un mot qui tue ? »). Le sujet du livre est bien de passer au crible les politiques offensives tous azimuts, menées par les trois grands « prédateurs », aux visées impériales non dissimulées.

À tout seigneur tout honneur, le premier d’entre eux reste les États-Unis, même si en parité de pouvoir d’achat, le PIB de la Chine a dépassé celui des États-Unis. Les dépenses de défense des États-Unis, qui ont dépassé les 700 milliards, sont encore près de trois fois plus importantes que celles de la Chine. Washington dispose de centaines de bases à l’étranger, ce qui n’est pas le cas de Pékin. Surtout, le dollar représente 62 % des réserves de change mondiales, assure 52 % des facturations commerciales internationales mais 88 % du marché des changes, ce qui permet aux autorités américaines, en usant de ce qu’on appelle l’extraterritorialité de leurs lois, d’infliger des amendes à hauteur de milliards de dollars à des entreprises étrangères ayant contourné les embargos qu’ils ont décrétés souverainement, faisant fi souvent de l’autorité de l’ONU, la seule légalement obligatoire, à l’égard des « États voyous » (l’Iran, la Corée du Nord et, hier, l’Irak). Cette attitude prédatrice américaine a encore été accentuée par l’approche transactionnelle de Donald Trump qui, peu embarrassé de principes, n’a cherché qu’à faire prévaloir les intérêts des États-Unis et de leurs entreprises. D’où sa défense des Gafam, menacés d’une taxe, sa proposition d’acheter le Groenland, non pour en préserver l’environnement, mais pour soustraire l’île verte aux convoitises du dragon rouge. D’où également, dans le cadre de la sévère compétition qui l’oppose au géant chinois des télécommunications, devenu leader mondial de la 5G, la proposition insolite du président américain de prendre des parts majoritaires dans le capital des seules sociétés européennes rivales de Huawei, Ericsson et Nokia.

Beaucoup a déjà été écrit sur la Chine depuis l’irruption de la pandémie de Covid-19. Son approche vis-à-vis de l’Europe peut se résumer, pour François Heisbourg, en cinq mots : profiter, influencer, détacher, intégrer et intervenir. L’évolution est si rapide en cette matière que ce qu’a écrit François Heisbourg au printemps est déjà dépassé à l’hiver. L’exemple de la 5G, qu’il aborde de-ci de-là en termes fort généraux, sans aborder les questions liées à la santé, à la sécurité ou aux consommations énergétiques, est caractéristique. Alors qu’en début 2020, la plupart des pays européens étaient disposés à équiper leurs réseaux de la 5G avec du matériel Huawei (antennes, connexions, liaisons…), ils y ont pratiquement tous renoncé, en tout ou en partie, à l’exception de l’Allemagne qui ne sanctionne pas le producteur chinois. Dès 2014, la Chine organise avec les pays ex-communistes d’Europe un dialogue dit « 16 + 1 ». La Chine, premier fournisseur et deuxième marché commercial de l’Union européenne, a donc de solides arguments à faire valoir et, depuis ces derniers mois, ne s’en prive pas.

Quant à la Russie, selon l’auteur, elle a un appétit d’ours, image traditionnelle, un peu usée. Certes, la Russie a annexé la Crimée, terre traditionnelle russe, en forçant le destin et elle aide les insurgés du Donbass, alimentant ainsi un nouveau conflit gelé en barrant la route de l’Otan à l’Ukraine. Mais il est peu probable que Moscou veuille se lancer dans l’entreprise insensée que certains lui prêtent de reconstituer la défunte URSS. Elle est restée prudente vis-à-vis de la Biélorussie, pour ne rien dire du conflit du Haut-Karabakh. La Russie a modernisé ses défenses, mais elle consacre à ce secteur les mêmes sommes que la France (55 à 60 milliards d’euros). Elle est intervenue dans maints processus électoraux, comme les États-Unis l’ont fait, il est vrai dans l’optique de la guerre froide.

La grande question reste celle de l’alliance de facto et non de jure, militaire et stratégique, entre la Russie et la Chine. Jamais Moscou et Pékin n’ont été aussi proches. Ces relations se perpétueront-elles à l’identique dans les décennies à venir ? Personne ne peut répondre à cette question. Aussi faut-il prendre avec prudence ce qu’écrit François Heisbourg sur la grande manœuvre que devrait mener l’Europe pour tenter de détacher la Russie de la Chine. C’est certainement un objectif louable, désirable, mais a-t-il quelque chance de se réaliser ? Tout ce que l’on peut dire est que l’Europe, telle qu’elle fonctionne, agit et décide, n’a pas encore les moyens de se doter d’une « grande stratégie », selon les termes d’Edward Luttwak. Examinant les options qui s’offrent à l’Europe, François Heisbourg constate que le rapprochement avec la Russie est d’actualité dans le discours politique français, mais qu’il a peu de chances de se réaliser. Cependant, le rapprochement avec la Chine est moins invraisemblable qu’il n’y paraît. Orientation assez étrange, compte tenu de la politique de prédation de la Chine et son hubris à Hong Kong, ses menaces sur Taïwan, le traitement cruel infligé aux millions de Ouïghours et ses avancées constantes en mer de Chine orientale et méridionale, avec la poldérisation des îlots et leur militarisation. En définitive, le remodelage des relations euro-américaines apparaît à l’auteur comme la seule option viable.

Les atouts de l’Europe sont réels, conclut-il, même dans le domaine militaire. À eux deux, la France et le Royaume-Uni possèdent 500 charges nucléaires, leurs dépenses combinées de défense atteignent 250 milliards d’euros. En dehors d’une stratégie commune, c’est la diversité des opérateurs, des entreprises, des filières qui est l’un des obstacles principaux à surmonter. Alors que, pour les télécommunications, la 5G, Chine et États-Unis ont quatre opérateurs chacun, on en compte plus d’une centaine dans l’Union européenne. À l’aune de l’histoire, la construction européenne avec ses sept décennies d’existence est une entreprise jeune et sa pérennité n’est nullement acquise. Est-ce à dire que les États-Unis (pour le moment ?), la Russie ou la Chine s’évertuent réellement, sinon à la détruire, au moins à l’empêcher d’émerger ? En tout cas, si l’éléphant européen est moins rapide que l’aigle américain, moins gourmand que l’ours russe et moins dangereux que le dragon chinois, il est tout aussi résilient. Il a su gérer la crise de l’euro, se coordonner pour répondre au coronavirus, avec son plan d’aide de 750 milliards d’euros, et proposer son Green Deal, premier plan européen prévu pour une durée de trente ans.


lundi 15 mars 2021

Un discours de relance de l'UE : discours de la Sorbonne 27 septembre 2021

 

Zoom : Les six clés de la souveraineté européenne (extraits du discours de la Sorbonne, Emmanuel Macron, 27 septembre 2017)

1. Une Europe qui garantit la sécurité dans toutes ses dimensions

En matière de défense, l’Europe doit se doter d’une force commune d’intervention, d’un budget de défense commun et d’une doctrine commune pour agir. Il convient d’encourager la mise en place au plus vite du Fonds européen de défense, de la coopération structurée permanente et de les compléter par une initiative européenne d’intervention qui permette de mieux intégrer nos forces armées à toutes les étapes.

Dans la lutte contre le terrorisme, l’Europe doit assurer le rapprochement de nos capacités de renseignement en créant une Académie européenne du renseignement.

La sécurité doit être assurée, ensemble, dans toutes ses dimensions : il faut doter l’Europe d’une force commune de protection civile.

2. Une Europe qui répond au défi migratoire

Nous devons créer un espace commun des frontières, de l’asile et des migrations, pour maîtriser efficacement nos frontières, accueillir dignement les réfugiés, les intégrer réellement et renvoyer rapidement ceux qui ne sont pas éligibles au droit d’asile.

Nous devons créer un Office européen de l’asile, qui accélère et harmonise nos procédures ; mettre en place des fichiers interconnectés et des documents d’identité biométriques sécurisés ; établir progressivement une police des frontières européenne qui garantisse une gestion rigoureuse des frontières et assure le retour de ceux qui ne peuvent pas rester ; financer un large programme européen de formation et d’intégration pour les réfugiés.

3. Une Europe tournée vers l’Afrique et la Méditerranée

L’Europe doit avoir une politique extérieure centrée sur quelques priorités : d’abord la Méditerranée et l’Afrique.

Elle doit développer un nouveau partenariat avec l’Afrique, fondé sur l’éducation, la santé, la transition énergétique.

4. Une Europe modèle du développement durable

L’Europe doit être le chef de file d’une transition écologique efficace et équitable.

Elle doit favoriser les investissements dans cette transition (transport, logement, industrie, agriculture…) en donnant un juste prix au carbone : par un prix minimum significatif à l’intérieur de ses frontières ; par une taxe carbone européenne aux frontières pour assurer l’équité entre ses producteurs et leurs concurrents.

L’Europe doit mettre en place un programme industriel de soutien aux véhicules propres et aux infrastructures nécessaires (bornes de recharge…).

Elle doit assurer sa souveraineté alimentaire, en réformant la politique agricole commune et en mettant en place une force commune de contrôle qui assure la sécurité alimentaire des Européens.

5. Une Europe de l’innovation et de la régulation adaptées au monde numérique

L’Europe doit mener et non subir cette transformation, en promouvant dans la mondialisation son modèle combinant innovation et régulation.

Elle doit se doter d’une Agence pour l’innovation de rupture, finançant en commun des champs de recherche nouveaux, comme l’intelligence artificielle, ou inexplorés.

Elle doit assurer l’équité et la confiance dans la transformation numérique, en repensant ses systèmes fiscaux (taxation des entreprises numériques) et en régulant les grandes plateformes.

6. Une Europe puissance économique et monétaire

Nous devons faire de la zone euro le cœur de la puissance économique de l’Europe dans le monde.

En complément des réformes nationales, elle doit se doter des instruments qui en feront une zone de croissance et de stabilité, notamment un budget qui permette de financer des investissements communs et d’assurer la stabilisation face aux chocs économiques. (…)

« Le temps où la France propose est revenu. Je pense en cet instant à Robert Schuman, le 9 mai 1950, à Paris, osant proposer de construire l’Europe. Je pense à ses mots saisissants : ‘L’Europe n’a pas été faite, nous avons eu la guerre’. »

samedi 13 mars 2021

L'INDE EST-ELLE ENCORE UNE DEMOCRATIE ?

 

L’Inde rétrogradée au rang d’autocratie

 

Sophie Landrin

 

Trois organismes indépendants soulignent le déclin démocratique du pays depuis l’avènement de Narendra Modi au pouvoir, en 2014.

© Fournis par Le Monde Le premier ministre indien, Narendra Modi, s’adresse à une foule de supporters du parti Bharatiya Janata (BJP) en amont des élections législatives, à Kolkata, le 7 mars 2021.

L’Inde, avec son 1,3 milliard d’habitants, n’est plus la plus grande démocratie du monde. L’institut suédois V-Dem (Varieties of Democracy), qui a publié, jeudi 11 mars, son rapport annuel sur la démocratie, classe désormais le sous-continent dans la catégorie des « autocraties électorales », qui ont l’apparence des régimes démocratiques mais qui, en réalité, sapent l’indépendance et la neutralité des contre-pouvoirs, la justice, les médias, et transforme les opposants en ennemis de la nation. Le pays du Mahatma Gandhi arrive en 7e position après la Pologne, la Hongrie, la Turquie, le Brésil, la Serbie et le Bénin.

Le centre de recherche indépendant de l’université de Göteborg constate une détérioration des libertés depuis l’accession au poste de premier ministre du nationaliste hindou Narendra Modi, en 2014, et estime qu’il s’agit d’« un des changements les plus spectaculaires parmi tous les pays du monde au cours des dix dernières années ».

Dans l’Inde de Narendra Modi, l’effroi grandissant des journalistes

V-Dem rappelle l’éventail des mesures déployées par le gouvernement indien pour museler la société civile et la liberté d’expression. Cela va des dispositions financières pour couper les vivres des ONG, jusqu’aux lois sur la sédition, ou sur la prévention des activités illégales en passant par la censure et le contrôle des médias. Un arsenal utilisé pour « harceler, intimider et emprisonner les opposants politiques, ainsi que les personnes qui protestent contre les politiques du gouvernement ».

Intimidation croissante

Deux autres études confirment la dérive de la démocratie en Inde. Dans son rapport annuel sur l’état des libertés dans le monde, l’ONG Freedom House, basée aux Etats-Unis, rétrograde elle aussi l’Inde au rang des pays « partiellement libres ». Les auteurs soulignent que la politique répressive de Modi s’est amplifiée avec le Covid-19, le harcèlement de journalistes couvrant la pandémie, l’abandon de millions de travailleurs migrants durant le confinement, et la désignation de « boucs émissaires » parmi les musulmans.

Freedom House a fait le calcul : plus de 7 000 personnes ont été accusées de sédition après l’arrivée au pouvoir du Bharatiya Janata party (BJP) et la plupart des accusés sont des opposants du parti de Narendra Modi. Comme V-Dem, l’ONG constate que les droits politiques et les libertés civiles dans le pays se sont détériorés depuis 2014, avec une pression accrue sur les organisations de défense des droits de l’homme, une intimidation croissante des universitaires et des journalistes, et une vague d’attaques contre les musulmans.

« Modi veut vendre nos terres » : la révolte des paysans indiens

Ce déclin s’est très nettement accéléré après la réélection de M. Modi en 2019 avec, notamment, le coup de force au Cachemire, la répression contre les manifestants opposés à une loi discriminatoire et la crise du coronavirus.

Dans un troisième classement, celui du département « Intelligence Unit » du magazine britannique The Economist sur l’état de la démocratie dans le monde, l’Inde se retrouve dans la catégorie des démocraties « imparfaites », notamment parce que le gouvernement dirigé par Narendra Modi « a introduit un élément religieux dans la conceptualisation de la citoyenneté indienne » en contradiction avec la laïcité inscrite dans la Constitution.