Il est souvent dit que les Ming fermèrent la Chine, en renonçant aux expéditions navales. Mais on devine, à travers des porcelaines et une carte jésuite, une réalité plus complexe.
Les Ming formèrent une longue dynastie. Presque trois cents ans d’histoire, entre 1368 et 1644. Ce fut une dynastie Han, autrement dit chinoise, entre une dynastie mongole, celle des Yuan, et une dynastie mandchoue, celle des Qing. Fut-elle la dynastie d’une Chine emmurée et repliée sur elle-même ? C’est parfois ce que l’on dit.
C’est, en effet, sous les Ming, au 15e puis au 16esiècle, que la Grande Muraille prit toute l’ampleur qu’on lui connaît. Certes, les premiers éléments étaient fort anciens, puisqu’ils remontaient à l’empereur Qin Shi Huangdi (seconde moitié du 3eav. J.-C.), selon l’historien Sima Qian, qui, dans ses Mémoires du Grand Historien, parlait déjà du « Long mur de dix milles miles » (Wanli Changcheng). L’expression était emphatique. Ce long rempart, reconstruit de multiples fois, fut donc repris par les empereurs Ming pour endiguer la menace mongole, persistante, et fut particulièrement renforcé dans sa section la plus proche de la « capitale du Nord », Beijing (Pékin). Cependant, la Grande Muraille ne permit pas d’empêcher les Mandchous, après de nombreuses tentatives, de passer et de prendre la ville en 1644.
Trois exemples, cependant, permettront d’illustrer les relations complexes entre la Chine des Ming et le reste du monde.
Le premier est l’épisode des grandes navigations entreprises par l’amiral Zheng He, entre 1405 et 1433. Ces voyages maritimes, un peu moins connus que leurs équivalents européens à la même époque, auraient pu changer le cours de l’histoire globale s’ils n’avaient été brutalement interrompus. Yongle, le troisième empereur Ming, qui régna entre 1402 et 1424, fut celui qui décida du déménagement de la capitale de Nanjing à Beijing, mais il fut aussi l’initiateur d’une entreprise maritime inédite en direction des pays d’outre-mer, de l’Asie du Sud-Est jusqu’à l’Afrique. À six reprises, sous le règne de Yongle, l’amiral Zheng He prit le large à la tête d’une flotte de très grands navires pour nouer des relations commerciales et diplomatiques avec des contrées connues et inconnues. La girafe ramenée par Zheng He en 1415, cadeau du sultan du Bengale, qui la tenait lui-même du sultan d’Ajuran, fut immortalisée par le peintre Shen Du. Mais ceci avait un coût. Aussi, le successeur de Yongle, Hongxi (1424-1425), décida-t-il d’interrompre ces expéditions.
Néanmoins, une septième expédition eut lieu à la demande de l’empereur Xuande (1425-1435). Ce fut la dernière. Zheng He est-il mort durant ce dernier voyage ? Rien n’est sûr. Une sorte de mystère, dû au manque d’informations, entoure la fin de ces expéditions, qui marqua de fait un repli de la dynastie Ming, et laisse la place aux spéculations. Notons qu’aujourd’hui, la figure de Zeng He est remise à l’honneur par le pouvoir chinois dans le but de promouvoir un modèle pacifique de mondialisation, pour ne pas dire d’impérialisme.
Le deuxième exemple est celui de la porcelaine. Un vase Ming apparaît aujourd’hui comme le summum de la production chinoise. Pourtant, le « bleu et blanc » de ces vases révèle une histoire plus complexe liée aux échanges commerciaux dans l’océan Indien au 15e siècle, mais aussi des transferts technologiques et culturels entre Asie occidentale et Asie orientale. En effet, la porcelaine « bleu et blanc », dont les premiers exemplaires remontent à la dynastie des Tang, au début du 10e siècle, fut perfectionnée sous les Ming au 15e siècle.
Cette porcelaine est le produit d’une rencontre entre le savoir-faire des potiers de la ville de Jingdezhen, où était produit l’essentiel de la porcelaine chinoise, et celui des potiers musulmans. L’usage du cobalt fut introduit par des marchands musulmans présents à Quanzhou qui développèrent le commerce du « bleu musulman » en l’important de Perse. L’introduction du décor « bleu et blanc » leur permit de produire à plus bas coût par rapport à leurs concurrents de Longquan qui fabriquaient des céladons selon une technique très délicate demandant une grande maîtrise des fours et de l’oxygénation au cours de la cuisson. La production de Jingdezhen et l’exportation de cette porcelaine furent favorisées par les empereurs à partir de la fin du 13e siècle. Les Italiens tentèrent bien d’imiter la porcelaine chinoise dès le 16e siècle, notamment avec la « porcelaine des Médicis » à partir de 1575, mais le secret resta longtemps gardé et ne fut finalement connu qu’au début du 18e siècle lorsque le jésuite François-Xavier d’Entrecolles publia les secrets de la fabrication de la porcelaine et que les premiers échantillons de kaolin furent introduits en Europe.
Le succès des jésuites
Le troisième et dernier exemple est précisément celui de l’arrivée des jésuites en Chine. Ceux-ci s’installèrent à petits pas. En 1517, une ambassade portugaise menée par Tomé Pires tenta en vain d’être reçue par l’empereur Zhengde. Le commerce avec les folanji, les Européens, fut prohibé. Il fallut ensuite attendre les années 1550 pour que les Portugais obtinssent une remise en question partielle de l’édit impérial. Ils purent implanter un comptoir dans la rade de Macao. C’est de ce lieu de commerce, devenu centre d’un diocèse en 1576, que des missionnaires furent envoyés vers la Chine et d’autres pays d’Asie orientale.
Parmi eux, Matteo Ricci, un jeune jésuite italien. En 1583, accompagnant Michele Ruggieri, il participa à la première installation des jésuites à Zhaoqing, dans le sud de la Chine. Il resta en Chine jusqu’à sa mort en 1610, laissant une œuvre considérable et variée. La force de ces premiers jésuites fut d’éviter la confrontation. Ils préfèrent l’accommodement. Ainsi, Matteo Ricci fut-il invité par des lettrés chinois à produire une carte. Celle qu’il réalisa était inspirée de la carte d’Abraham Ortelius que ces lettrés avaient admirée sur les murs de la mission jésuite, mais elle se révéla totalement originale par les choix opérés par Matteo Ricci. Il l’avait adaptée à un regard chinois. La Chine, sous le nom d’« union du grand Ming » (Da ming yi tong), restait à peu près au milieu de la carte, et donc du monde. Tous les toponymes avaient été ainsi traduits, soit par une translittération des noms européens soit par une traduction. Cette carte eut un certain succès et Matteo Ricci en réalisa plusieurs versions, dont une imprimée à Beijing en 1602 sous le titre très chinois de Kun yú wànguó quán tú, « Carte complète des dix mille pays du monde », réalisée à la demande de l’empereur Wanli.
Pour finir, rappelons qu’il ne faut pas oublier que si les Européens ont été attirés par la Chine, c’est bien parce que celle-ci se trouvait au centre de réseaux marchands et commerciaux. La Chine des Ming avait sa propre économie-monde. ●