JEAN-BAPTISTE MALET : « L’HISTOIRE DU CONCENTRÉ DE TOMATES EST UN CONCENTRÉ DE CAPITALISME »
Vendredi, 9 Juin, 2017
Tout le monde en mange, et pourtant la plupart ne l’ont jamais vue. Un journaliste d’investigation a arpenté la planète sur la trace de la tomate d’industrie, à la base de nos sauces prêtes à l’emploi. Le résultat, édifiant, est publié dans un livre, l’Empire de l’or rouge. Enquête mondiale sur la tomate d’industrie, sorti chez Fayard le 17 mai.
Après deux ans d’enquête sur la tomate d’industrie, vous révélez l’envers du décor, celui d’un empire connecté aux plus grandes multinationales de l’agroalimentaire. Votre livre remonte la piste qui vous a conduit en Asie, en Europe, en Amérique, en Afrique. Pourquoi avoir choisi de raconter l’histoire de cette marchandise ?
Jean-Baptiste Malet J’ai souhaité raconter le capitalisme à travers une boîte de concentré de tomates. Il y a à peu près un siècle, l’humanité consommait très peu de dérivés de la tomate, pourtant c’est aujourd’hui une marchandise universelle. Cette industrie est née en Italie, à la fin du XIXe siècle, mais son histoire épouse aussi celle de la Heinz Company, la première multinationale de l’histoire des États-Unis, qui a précédé Ford dans l’histoire de la production de masse, notamment par le recours au travail à la chaîne dès 1904. Quand nous pensons au début du taylorisme, notre imaginaire nous renvoie l’image d’hommes suant sur les chaînes automobiles. Pourtant, les ouvrières des conserveries Heinz ont elles aussi connu les cadences infernales, les accidents, la violence de cette organisation du travail.
La tomate d’industrie serait donc en quelque sorte le témoin des grandes étapes qui ont conduit à la production de masse ?
Jean-Baptiste Malet J’évoque dans mon livre, en pastichant Braudel, une « civilisation de la tomate ». Il n’y a pas d’autre exemple dans l’ère capitaliste d’une marchandise universelle qui soit aussi accessible, de la bouteille de ketchup du restaurant branché de San Francisco au marché des villages les plus pauvres d’Afrique. Même les êtres humains qui vivent avec moins d’un dollar par jour achètent et mangent du concentré de tomates, parfois vendu à la cuillère, pour quelques centimes. Dans les années 1980, l’invention du baril aseptique de 230 kg de triple concentré a fait de celui-ci une matière première facilement transportable, totalement adaptée à la donne néolibérale. Les grandes multinationales achètent ces barils pour fabriquer leurs produits industriels. L’histoire du concentré de tomates est un concentré de capitalisme.
Comment expliquer qu’une marchandise aussi consommée dans le monde ait suscité si peu d’intérêt de la part des grands médias ?
Jean-Baptiste Malet Raconter les rapports de production d’une marchandise et, de cette manière, dévoiler que l’organisation du monde a pour base une idéologie, cela exige des moyens, de la rigueur, du temps pour travailler au long cours, et un esprit critique qui ne soit pas faussement impertinent. Soit l’exact opposé de ce que sont en mesure de proposer les médias de masse détenus par des milliardaires. On sait peu que, parmi les migrants qui récoltent les tomates d’industrie en Italie, dans des conditions effroyables, beaucoup viennent du Ghana ou du Sénégal, qui ne sont pas des pays en guerre. La seule guerre qui pousse ces travailleurs à l’exil est la guerre économique et le libre-échange absolu qui dévastent les filières locales de production, dont celle de la tomate.
Un acteur majeur émerge, dont vous retracez l’histoire et les procédés, la multinationale Heinz, qui a fait fortune dans la tomate et ses dérivés…
Jean-Baptiste Malet Les origines du modèle Heinz remontent à la Commune de Pittsburgh, à l’été 1877, qui fait suite à la grande grève du rail, et qui sera réprimée au canon. Henry J. Heinz vit à Pittsburgh, il assiste aux émeutes et au bain de sang, et cet entrepreneur issu d’un milieu populaire a l’intuition que l’on ne peut pas se contenter de réprimer durement la main-d’œuvre. Pour intégrer les ouvriers au capitalisme, il théorise un paternalisme qui devient aux États-Unis un modèle du genre. Heinz est puritain, hygiéniste, très pieux. Il a à cœur de proposer des produits qui soient le reflet de la pureté morale et religieuse à laquelle il aspire. Ce comportement inédit va lui permettre de battre ses concurrents. Si la Campbell Soup a connu de très grandes grèves, menées par des syndicalistes pour certains membres des Brigades internationales, et qui seront plus tard emprisonnés sous le maccarthysme, Heinz a su s’en prémunir grâce à l’endoctrinement paternaliste pratiqué par sa direction. Au début du XXe siècle, ce management peut sembler un embryon de totalitarisme. Si l’on a beaucoup moqué et commenté dans les livres d’histoire le stakhanovisme soviétique, peu de gens savent que la Heinz Company a adopté une propagande similaire auprès de ses ouvriers, en distribuant à la même époque des milliers de médailles à l’effigie de Henry J. Heinz. Décorations qui n’ont rien à envier à celles des Héros du travail.
Comment la tomate est-elle devenue le fruit mondialisé par excellence ?
Jean-Baptiste Malet Cela est dû au fait que la tomate se marie avec à peu près tout. C’est le miracle de la pizza : la sauce tomate transforme de la pâte à pain en un plat. L’autre aspect de cette « révolution rouge », c’est son histoire technologique, et le rôle qu’a joué la politique de l’« autarcie verte » sous le fascisme italien, marquée par la rationalisation de la culture de la tomate, et une partition entre le nord et le sud de l’Italie. Au sud, les productions destinées aux conserves (tomates entières). Au nord, celles des sauces et des concentrés. La partition demeure aujourd’hui encore. Le fascisme italien a investi énormément dans la recherche agronomique et le conditionnement en conserves, un symbole idéologique d’inspiration futuriste. Le premier catalogue de la grande foire consacrée aux emballages alimentaires, née sous le fascisme en 1941, et qui se tient toujours aujourd’hui, présente une boîte de conserve frappée des lettres « AUTARCHIA ». Cette avance technologique a permis aux Italiens, après guerre, de mondialiser l’industrie rouge.
Un acteur va bouleverser ce marché et ses circuits dans les années 2000 : la Chine, qui devient en quelques années le leader mondial de la tomate d’industrie. Comment expliquer ce tournant ?
Jean-Baptiste Malet Pour comprendre comment la Chine devient le premier producteur mondial de concentré de tomates exporté vers l’Italie, il faut remonter au pacte que les Italiens ont noué avec des dirigeants chinois du Xinjiang. Ce territoire est administré par le Bingtuan, le corps de production et de construction du Xinjiang, un véritable État dans l’État ; il est peuplé par les Ouïghours. Le Bingtuan, extrêmement puissant, a à cœur d’industrialiser la région. Alors les Italiens ont joué aux Marco Polo, en proposant d’installer des usines clés en main que les Chinois ont remboursées les années suivantes en barils de concentré expédiés vers Naples. Ce modèle, reposant sur le travail à bas coût des populations locales, voire de prisonniers, a permis d’approvisionner les conserveries napolitaines en concentré chinois. Ainsi est né Chalkis, le géant industriel du Bingtuan dédié à la tomate.
Dans votre livre, vous mettez le doigt sur un règlement européen qui permet aux importateurs de revendre du triple concentré de tomates chinois auquel on a ajouté de l’eau et du sel sous le nom de « double concentré italien ». N’est-ce pas la porte ouverte à un trafic lucratif ?
Jean-Baptiste Malet Dans le monde du « libre marché », rien n’interdit à un industriel de remballer du concentré chinois et de n’indiquer sur l’étiquette que la dernière étape de transformation : l’Italie. Le régime douanier d’obédience libérale dit du « perfectionnement actif », qui permet d’importer puis de réexporter hors d’Europe du concentré chinois libre de taxe en le « retravaillant », donne lieu à toutes sortes de dérives. Mais l’Union européenne s’en fiche puisque cela contribue à la « compétitivité » des entreprises napolitaines…
Vous écrivez que l’industrie de la tomate est si avide de capitaux qu’elle sert de blanchisseuse d’argent sale, tant et si bien que les produits agro-mafieux arrivent jusqu’aux assiettes des consommateurs du monde entier…
Jean-Baptiste Malet La conserve italienne a toujours été un débouché privilégié des mafias pour blanchir des capitaux. Sa facilité de circulation permet aux agro-mafieux de bénéficier du libre-échange en projetant leurs marchandises sur tous les continents. Ces mafias n’ont rien à voir avec l’image du gangster au pistolet : elles sont parfaitement intégrées aux classes dominantes. Leurs activités sont ainsi devenues une excroissance naturelle du marché. Qui dit laisser-faire et dérégulation dit absence de contrôle douanier et étatique, donc blanc-seing aux activités criminelles.
Vous citez au passage le nom d’enseignes de la grande distribution, parmi lesquelles Carrefour, Auchan, Leclerc ou Intermarché, qui commercialisent des produits d’entreprises aux pratiques douteuses connues de tous. Comment les obliger à rendre des comptes ?
Jean-Baptiste Malet En les nationalisant ? Tous les acteurs de la filière savent que ces entreprises écoulent des produits opaques. Il suffit de se rendre dans un champ de tomates en Chine ou en Italie pour s’en apercevoir. Il n’est pas utopiste d’imaginer que des États puissent un jour exiger la traçabilité totale des produits et une transparence absolue de leurs chaînes de production. Il faudrait pour cela légiférer. Pourquoi pas avec un référendum ?
En vous lisant, on découvre une filière avec ses traders, ses scientifiques appointés par des lobbies, son conseil mondial… Qui sont ces « maîtres du monde » de la tomate ?
Jean-Baptiste Malet Ils forment un noyau qui réunit les principaux acheteurs de concentré – les multinationales comme Heinz, Unilever ou Nestlé –, les transformateurs, les généticiens, les semenciers, les vendeurs de machines… Tous se retrouvent à huis clos lors du congrès mondial de la tomate d’industrie. On y chante les louanges du Tafta, des grands projets de libre-échange, en chœur avec des membres du gouvernement italien, de la Commission européenne et des dirigeants patronaux. Mais on n’y parle pas du tout des conditions de travail des migrants du sud de l’Italie qui récoltent l’essentiel des tomates pelées du marché mondial.
L’arrière-plan présent tout au long de votre enquête, ce sont justement les milliers de travailleurs des champs qui récoltent les tomates. Quel rôle joue cette industrie dans l’exploitation des travailleurs migrants ?
Jean-Baptiste Malet Dans le sud de l’Italie, ces travailleurs sont entassés dans des bidonvilles qui peuvent compter jusqu’à 5 000 personnes, sans eau courante ni système sanitaire. Ce sont dans ces ghettos que les travailleurs vendent leur force de travail. Le marché du travail est quasi exclusivement contrôlé par la criminalité organisée. Les migrants doivent payer pour tout. Ce sont des prolétaires au sens littéral du terme : le salaire qu’ils touchent sera intégralement dépensé dans le ghetto, pour leur survie. Les conditions de travail sont terribles. Les récoltes se font sous le soleil, durant dix heures par jour, pour 20 à 25 euros. Certains en meurent. L’exploitation est telle qu’entre la machine de récolte et l’esclave migrant, le coût est identique. Et pour peu que l’on exploite encore un peu plus durement les migrants, en volant des journées de travail, ce qui est fréquent, l’esclave sera toujours plus compétitif que la machine. On a ainsi une illustration concrète de la façon dont le capitalisme mobilise le travail humain pour édifier un monde cauchemardesque. Rien ne le justifie, si ce n’est une idéologie obscurantiste et criminelle : le néolibéralisme.
Entretien réalisé par Sébastien Crépel