Dans un contexte où la remise en question de la mondialisation est devenue la nouvelle pensée dominante, le "touche à tout" Nicolas Baverez propose une réflexion globale (éco, pol, géopol) et mondiale (surtout cas de l'Europe, mais aussi Chine...) qui mérite une lecture attentive...
Nicolas Baverez : "Fermer les frontières serait un suicide pour la France"
Propos recueillis par Claire Chartier, Eric Chol et Pascal Pogam,publié le , mis à jour le
L'essayiste Nicolas Baverez récuse les accusations formulées à l'encontre de la mondialisation. Et met en garde : "Soit l'Europe se refonde, soit elle se décompose."
L'Express : La pandémie qui sévit depuis quatre mois est pour certains l'occasion d'instruire à nouveau le procès de la mondialisation. Ce lien vous paraît-il justifié ?
Nicolas Baverez : Ce procès est inévitable, mais il est absurde. La crise que nous vivons est unique et sans précédent par sa soudaineté, sa violence et son caractère universel. Mais voir en elle le fruit empoisonné d'une mondialisation responsable de tous les maux de la planète n'a pas de sens. D'abord parce que la mondialisation n'est pour rien dans la crise sanitaire : elle n'a pas engendré le Covid-19. Ensuite parce que la mondialisation telle que nous l'avons connue dans la dernière décennie du XXe siècle et la première du XXIe siècle était déjà morte avant l'épidémie du coronavirus, désintégrée par le krach de 2008, ou plus exactement par ses conséquences politiques : le retour en force du nationalisme, la montée du protectionnisme et la vague populiste à partir de 2016.
A cela s'est ajoutée l'urgence climatique. Tout ceci a accouché d'un monde multipolaire, sans leader, très volatil et instable. Un âge de l'Histoire universelle où tous les hommes sont interdépendants mais où la politique se renationalise. La mise en cause infondée de la mondialisation nous empêche ainsi de comprendre la crise, donc de lui apporter des solutions.
Sur un plan économique, on a quand même pris conscience de la fragilité des chaînes de valeur et d'approvisionnement, trop dépendantes de la Chine. Ce constat peut-il encourager un mouvement massif de relocalisations ?
Oui, le démantèlement des régulations et l'entrée de la Chine dans l'OMC sans respect du droit international et sans convertibilité de sa monnaie lui ont permis de devenir l'usine du monde. Sur le plan économique, cela s'est traduit par le creusement des déficits commerciaux dans la plupart des grands pays développés et l'accumulation de gigantesques réserves de change par la Chine, en même temps que les chaînes de valeur s'étendaient et déplaçaient les opérations de production sur son territoire. Sur le plan stratégique, cela a entraîné une dangereuse dépendance à l'égard de Pékin, qui est apparue dans toute son ampleur avec la crise sanitaire.
Les démocraties, notamment en Europe, n'ont pas d'autre choix que de relocaliser et de réindustrialiser, y compris pour des raisons de sécurité. Là encore, ce mouvement avait commencé avant la pandémie, puisque même en Europe, qui était le continent le plus naïf, l'Union s'est résolue sous la commission Juncker à désigner la Chine comme un compétiteur et un rival stratégique, et à envisager de protéger les entreprises et le grand marché européens contre ses pratiques prédatrices. Depuis, les Etats ont amplifié ce mouvement en se dotant d'instruments de contrôle des investissements étrangers, qui visent en priorité la Chine et accessoirement les Etats-Unis.
Le resserrement des chaînes de valeur s'inscrit au coeur de trois grandes poussées : le protectionnisme, les préoccupations écologiques et les contraintes de sécurité. Ce qui est frappant, c'est que les pays qui résistent le mieux à la crise, comme la Corée du Sud, Taïwan ou l'Allemagne, sont certes dotés d'institutions légitimes, d'un Etat de droit performant et de finances publiques en bon ordre, mais ce sont surtout des pays qui ont conservé une industrie forte, notamment dans le secteur biomédical. Dans ce domaine, la France part avec un sérieux handicap, puisqu'elle est l'un de pays développés les plus désindustrialisés : l'industrie a perdu 2 millions d'emplois en vingt ans et ne représente plus que 10,2 % du PIB, contre 14,6 % en Italie et 20,6 % en Allemagne.
La condition sine qua non de la réindustrialisation, c'est la compétitivité. Les Etats-Unis ont réussi à la reconquérir grâce au pétrole et au gaz de schiste, l'Allemagne, grâce aux réformes de l'Agenda 2010 mises en oeuvre par Gerhard Schröder. Le grand défi, pour des pays comme l'Italie, l'Espagne ou la France, sera de recréer les conditions d'une industrie compétitive, au prix d'un énorme effort d'adaptation, pour améliorer tous les facteurs de production, que ce soit le travail, le capital, l'innovation, l'environnement réglementaire et fiscal.
"En Europe, aucun pays, même l'Allemagne, ne peut développer une industrie compétitive sur son seul marché national"
Dans ce contexte, pour les pays européens, est-ce que la meilleure façon de procéder ne serait pas de repenser les implantations industrielles de façon coordonnée ?
Ils ont tout intérêt à le faire en tout cas. Cette épidémie l'a bien montré... Chacun est libre de plaider pour la fermeture des frontières, pour le protectionnisme, pour le retour d'une économie administrée, mais la réalité est têtue : les hommes, les entreprises, les nations, les continents sont interdépendants, pour le meilleur et pour le pire. Cela ne veut pas dire qu'ils partagent les mêmes intérêts et la même vision du monde, bien au contraire.
La mondialisation est en fait en train de se restructurer autour de grands pôles régionaux. Cela place l'Europe dans une situation particulière, car, au coeur de ces pôles, on trouve de puissants acteurs : ils sont à eux seuls des continents, disposant d'un marché intérieur qui se suffit à lui-même, et ils développent des ambitions impériales. Je pense évidemment à la Chine, aux Etats-Unis, mais aussi potentiellement à l'Inde, aux grands ensembles, sud-américain autour du Brésil ou, à plus long terme, africain autour du Nigeria.
En Europe, aucun pays, même l'Allemagne, ne peut développer une industrie compétitive sur son seul marché national et prétendre figurer parmi les dix premières puissances mondiales avec une stratégie protectionniste et isolationniste. On comprend dès lors l'atout majeur que représente le grand marché européen, avec ses 450 millions de consommateurs à fort pouvoir d'achat. Les pôles d'excellence français en font la démonstration : que ce soit le luxe, l'aéronautique, la défense ou l'agroalimentaire, aucune de ces filières ne pourrait survivre en se limitant au marché hexagonal.
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Voilà pourquoi l'Europe du Sud - dont la France - doit impérativement restaurer sa compétitivité. L'Union européenne doit intégrer dans son plan de relance un puissant mécanisme d'aide à l'investissement et à la recherche dans l'industrie avec pour priorités la numérisation, la lutte contre le réchauffement climatique et la sécurité des productions stratégiques - y compris la santé. Il restera enfin à imaginer des institutions et des règles pour relancer le commerce international, qui s'est effondré de 30 %, et les paiements mondiaux. Et ce dans un cadre fiable et équilibré, qui ne peut être celui du début du XXIe siècle.
"Le système totalitaire et le mercantilisme chinois sont incompatibles avec une mondialisation stable"
Derrière les critiques de la mondialisation, n'est-ce pas aussi le modèle historique occidental qui est visé ?
L'Histoire, comme souvent, est terriblement ironique. Les critiques de la mondialisation tirent sur un cadavre. La mondialisation dérégulée, née en 1979 et qui a formidablement accéléré avec la chute du mur de Berlin et l'effondrement du soviétisme, est morte en 2009. Elle n'a survécu au krach qu'à l'état de zombie, sous la forme d'une économie de bulles. Elle fut une invention de l'Occident, mais elle a en même temps marqué la fin de son hégémonie et de son contrôle de l'histoire du monde.
Le décollage des pays du Sud a fait basculer vers eux l'industrie et les emplois, réduisant de plus d'un tiers l'écart de richesse avec les pays développés. Surtout, le monde est devenu réellement multipolaire et la désoccidentalisation du monde est en marche, symbolisée par la décomposition du leadership américain, que Donald Trump ne fait qu'accentuer. L'Occident s'est laissé surprendre par le terrorisme islamiste, a enchaîné les guerres perdues, a été incapable de prévenir et de surmonter le krach de 2008, avant d'assister impuissant à la remise en question des institutions et des valeurs démocratiques par les dirigeants populistes et les tenants de la démocratie illibérale.
La Chine semble prête à prendre le relais...
Oui, on peut s'interroger sur la possibilité d'un nouveau cycle de mondialisation qui serait porté par les émergents, notamment la Chine, afin d'achever de déstabiliser et d'encercler les démocraties occidentales. Certains signes pointent en ce sens, avec la prise de contrôle par Pékin des institutions multilatérales qui matérialisaient l'ordre mondial de 1945, imaginé et dominé par les Etats-Unis. La Chine exporte son modèle de "total-capitalisme" par les nouvelles routes de la soie, les prêts aux Etats et aux banques centrales des pays émergents, ou encore la diplomatie sanitaire. Mais le système totalitaire, l'impérialisme et le mercantilisme chinois sont incompatibles avec une mondialisation stable.
N'oublions pas que la Chine a fait la démonstration de son opacité et de son absence de fiabilité en s'évertuant à cacher l'apparition du virus et en exerçant des pressions sur l'Organisation mondiale de la santé pour que celle-ci exclue puis retarde la déclaration de l'état de pandémie ! L'environnement international va donc se recomposer autour de pôles combinant la coopération, la compétition et parfois la confrontation.
L'isolationnisme de Donald Trump est un contresens historique, qui n'a eu d'autre effet que de laisser le champ libre à l'expansion de la Chine, dans les institutions multilatérales comme auprès des émergents et dans nombre de pays développés. Voilà pourquoi, dans ce monde instable, dangereux et privé de leaders, il est urgent que l'Europe se repense comme une puissance et se mette en position de défendre ses valeurs.
Vous pensez vraiment que la pandémie de Covid-19 peut être une "chance" pour l'intégration européenne ?
C'est en tout cas l'heure de vérité. La décennie 2020 sera décisive pour l'Europe, qui a échoué dans la gestion du krach de 2008, dans la crise de l'euro, dans la réplique au terrorisme islamiste ou aux démocratures russe et turque, dans la réponse aux vagues migratoires, dans la prévention du Brexit. La pandémie est la crise décisive. Soit l'Union se décompose ; soit elle se refonde autour de la souveraineté et de la sécurité. Le pays qui fera office de test clef est l'Italie, membre fondateur du marché commun. Elle sortira laminée de cette crise avec une dette publique de l'ordre de 180 % du PIB - un niveau équivalent à celui de la Grèce en 2009 - et avait déjà eu l'impression d'être abandonnée par ses partenaires lors des chocs précédents - crises de l'euro, puis migratoire.
"L'Europe n'a jamais été aussi nécessaire"
L'Europe n'a jamais été aussi nécessaire qu'en ce moment de régionalisation de la mondialisation, face aux défis globaux et aux ambitions de puissance des nouveaux empires. Elle peut aussi trouver des appuis dans le monde, avec les démocraties d'Asie ou d'Amérique latine, qui ne peuvent plus compter sur la réassurance de Washington. La pandémie de Covid-19 a notamment montré la force des démocraties d'Asie - la Corée du Sud ou Taïwan -, qu'il s'agisse de confiance dans les institutions, de réactivité des Etats, de mobilisation de l'industrie, d'excellence technologique ou de civisme des citoyens.
On peut ranger dans la même catégorie le Japon, l'Australie et la Nouvelle-Zélande. Il existe donc un certain nombre de régimes avec lesquels l'Europe peut espérer reconstruire l'unité des démocraties autour de leurs valeurs et de la défense du multilatéralisme, sans exclure les Etats-Unis mais sans être entièrement dépendants d'eux. Mais il faut que l'Union européenne s'assume en tant qu'entité souveraine.
Qui peut redonner une vision à l'Europe ?
La grande difficulté vient du fait que l'Europe n'a pas de projet ni de stratégie, car elle n'a pas de leader pour l'incarner. L'Allemagne aurait sans doute les moyens d'exercer le leadership, mais pour des raisons historiques évidentes, elle ne peut le faire seule. Sa surpuissance aggravée par le déclassement de la France fragilise l'Europe et avive l'hostilité à son égard. La Commission européenne, depuis Jacques Delors, a perdu le poids et la légitimité qui lui permettraient d'entraîner les Etats.
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Dans ce contexte, l'avenir de l'Europe dépendra de la capacité de l'Union à prendre des initiatives fortes, lors de la sortie de crise, pour essayer de rétablir l'unité et la solidarité qui ont manqué depuis le début de l'épidémie. La relance, comme on le voit en Chine, sera très progressive et chaotique. Les Européens ont besoin d'un redémarrage fort et stable ; il doit par ailleurs permettre d'accélérer la numérisation et la transition écologique, tout en renforçant la résilience des nations. Cela est impossible sur une base strictement nationale. La coordination qui a tant manqué sur le plan sanitaire est la clef de la réussite de la reprise. Elle a pour condition la solidarité des pays du nord de l'Europe, mais celle-ci a elle-même pour condition les efforts de redressement des pays du Sud, à commencer par la France.
"La France est hors jeu"
Justement, la France est-elle capable d'assumer le leadership européen ?
Non, elle est hors jeu. La France a vu sa dette publique passer de 56 à 100 % du PIB entre 1995 et 2020, tout en échouant à se moderniser. Elle a été profondément déstabilisée par le terrorisme islamiste, dont elle est une cible prioritaire, par des grèves endémiques et par le mouvement des gilets jaunes, qui a souligné la désintégration de la société et du territoire. Elle a perdu toute crédibilité auprès de ses partenaires européens.
Notre pays sortira exsangue de cette épidémie qu'elle subit au lieu de la gérer, au prix d'une catastrophe sanitaire et économique. La récession atteindra 10 % en 2020, entraînant l'explosion du chômage. Le déficit et la dette publics s'envoleront autour de 12 % et 120 % du PIB. La France est désormais un pays du Sud, relégué en deuxième division, très loin derrière l'Allemagne, dont les citoyens disposeront en 2021 d'un revenu moyen supérieur de 20 % à celui des Français.
L'espoir suscité par Emmanuel Macron en 2017 pour relancer l'Europe s'est totalement éteint. Entre la grande jacquerie des gilets jaunes, une réforme des retraites mort-née et une stratégie erratique face à l'épidémie de Covid-19, il a systématiquement échoué à présider en temps de crise. Or la politique est impitoyable : un dirigeant qui n'est pas capable de diriger et de réformer son propre pays ne peut prétendre donner des leçons aux autres ou espérer être crédible pour occuper une position de leadership au-delà des frontières nationales.
Croyez-vous qu'il existe une vision "française" de la mondialisation ?
Le procès de la mondialisation est loin d'être propre à la France ! Trump a été élu sur un programme "démondialisateur", qu'il applique pour le plus grand malheur de l'économie et de la puissance américaines. Le Brexit, lui aussi, est né de l'opposition entre les gens "de partout" (nowhere) et ceux de "quelque part (somewhere) - soit en théorie la super élite mondialisée face aux habitants ancrés dans un territoire et se ressentant comme voués à la marginalisation. Tous les mouvements populistes dans les démocraties partagent la dénonciation de la mondialisation, à laquelle s'ajoute la critique de l'Union sur notre continent.
S'il existe une exception française, elle tient à la confusion entretenue entre mondialisation et libéralisme. En réalité, la mondialisation telle qu'elle s'est déployée dans les deux dernières décennies du XXe siècle a été placée sous le signe de la dérégulation et non du libéralisme. Le débat français associe les deux par ignorance de ce qu'est réellement le libéralisme. Depuis Montaigne, Montesquieu et Tocqueville jusqu'à Raymond Aron ou Jean-François Revel, cette école de pensée a toujours lié le primat de la liberté à celui de la politique sur l'économie. Elle pose comme principe qu'il n'existe pas de liberté sans régulation.
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La liberté n'est pas acquise ou donnée ; elle passe par l'éducation et la responsabilité des citoyens. Elle repose sur un écheveau complexe de principes, d'institutions, de règles et de moeurs, qui unissent les citoyens d'une nation. Les forces politiques françaises partagent un antilibéralisme viscéral, fondé sur l'idée que le libéralisme défend l'individu contre la nation, le marché contre l'Etat, l'inégalité contre la justice. Cette idée fausse est une des raisons du caractère inachevé et de l'instabilité de la démocratie en France, comme du cours très heurté de son développement économique et social.
Comment faire en sorte que les citoyens retrouvent une certaine foi dans ceux qui les représentent ?
Cette question cruciale se pose avec une intensité particulière en France. L'épidémie est universelle et sans précédent. Mais toutes les démocraties ne la gèrent pas de la même manière. En Allemagne, 74 % des citoyens ont confiance en leurs institutions et leurs dirigeants. La situation est identique en Corée du Sud, où viennent de se dérouler dans un calme parfait des élections nationales. La crise de la démocratie est logiquement fonction des performances des nations dans la gestion de la pandémie.
En raison de l'absence d'anticipation et de préparation de l'Etat, la France est le quatrième pays le plus touché dans le monde par le nombre de décès et s'apprête à connaître une véritable débâcle économique et sociale, qui la ramènera vingt ans en arrière en termes de richesse par habitant. Il est légitime que la population s'interroge sur les raisons de cette catastrophe.
Au-delà des erreurs des dirigeants, cette crise est le révélateur de tous les travers français : l'étatisme dont l'épidémie a acté la faillite ; l'hyper-centralisation et le jacobinisme ; la fascination pour les schémas abstraits et l'ignorance des réalités ; le pouvoir absolu de l'administration et le dédain pour l'entreprise comme pour la science ; le mépris du droit avec la suspension de fait des contre-pouvoirs législatif et judiciaire par l'état d'urgence sanitaire ; la défiance envers les citoyens, infantilisés et soumis à l'arbitraire de l'administration.
"Dans ce monde éclaté et volatil, la grande question sera de nouveau celle de la guerre ou de la paix"
Diriez-vous que la ligne de partage politique se situe désormais entre ceux qui prônent une société ouverte et ceux qui défendent une société fermée ?
Le débat fondamental qui nous attend sera celui de l'arbitrage entre la sécurité et la liberté. Au sein des démocraties, la demande de sécurité et de protection sera extrêmement forte chez les citoyens après le traumatisme de l'épidémie et face à ses séquelles qui seront durables. Certaines sauront y répondre en préservant la liberté politique et l'Etat de droit. D'autres basculeront dans le populisme et l'autoritarisme, suivant l'exemple de Viktor Orban, en Hongrie, qui a profité de l'épidémie pour accélérer sa conquête de tous les pouvoirs et pour asseoir son emprise sur l'économie et la société.
L'ouverture ou la fermeture des frontières sera l'un des marqueurs forts de ce choix cardinal, mais elles en seront plus la conséquence que la cause. On relèvera au passage que, pour un pays comme la France qui est la première puissance touristique mondiale et dont la compétitivité ne tient plus qu'à ses grands groupes mondialisés, la fermeture des frontières serait un suicide économique et social.
Pour remodeler la mondialisation, certains, à l'instar de l'ancien directeur de l'OMC Pascal Lamy, avancent la piste du "précautionnisme" : on protège le consommateur en érigeant des barrières non tarifaires et en garantissant des produits qui répondent à des normes de qualité. Ce type de stratégie peut-il contribuer à faire émerger des pôles en fonction des préférences collectives ?
Nous nous dirigeons sans aucun doute vers une "archipélisation" du monde. Mais celle-ci va bien au-delà du précautionnisme et des normes ; elle engage les choix institutionnels et les systèmes de valeurs. Certains vont vouloir défendre pied à pied la liberté politique, d'autres accepteront d'y renoncer pour des raisons de sécurité, voire écologiques - on voit par exemple des militants "verts" qui militent pour un pouvoir autoritaire, en soutenant qu'il serait seul à même de réaliser rapidement les grandes transformations requises par la réponse à l'urgence climatique.
Dans ce monde éclaté et volatil, la grande question sera de nouveau celle de la guerre ou de la paix. La politique, avec ce qu'elle a meilleur et de pire, l'emportera sur l'économie. Le choix sera entre une version régulée de la mondialisation ou le basculement vers le chaos que préfigure aujourd'hui le Moyen-Orient.
"La mondialisation n'est ni providentielle, ni diabolique"
Avec l'avènement de la mondialisation, on a vu resurgir la revendication des identités nationales. Un constat d'échec pour une mondialisation, dont l'essor était censé favoriser le développement économique et prévenir le retour de la lèpre nationaliste...
L'erreur résulte du concept absurde de "mondialisation heureuse" et son pendant, l'"horreur économique". La mondialisation n'est ni providentielle, ni diabolique. Elle ne relève pas du bien ou du mal ; elle est un fait historique, complexe et dialectique, qu'il faut essayer de comprendre. On peut condamner à loisir la mondialisation, cela ne supprimera en rien les risques globaux du XXIe siècle, comme le réchauffement climatique, les épidémies, les grands accidents industriels ou le terrorisme, mais cela interdit de les maîtriser.
La mondialisation est écartelée entre de grandes forces d'intégration que sont le capitalisme et les technologies, devenus universels, et des forces divergentes, qui tiennent à l'irréductible différence des institutions, des valeurs, des cultures. C'était une grande illusion que de croire qu'elle allait conduire à un nivellement des identités. Plus on mondialise les modes de production et les technologies, plus on renforce les sentiments identitaires. L'effondrement du soviétisme n'a pas marqué la fin des régimes totalitaires ou du communisme, comme on le voit en Chine. Et sous la fin annoncée des idéologies du XXe siècle, on a vu resurgir avec une violence inouïe les deux passions politiques que Tocqueville jugeait à juste titre les plus puissantes : le nationalisme et le fanatisme religieux.
Parmi les opposants à la mondialisation, Nicolas Hulot estimait récemment que "malgré nos technologies, malgré notre intelligence, le mal se propage plus vite que le bien". Peut-on persister à vouloir toujours plus d'échanges commerciaux, tout en sachant que ces mouvements épuisent les ressources naturelles ?
Cette vision moralisatrice est fausse et dangereuse. Comme le rappelait Raymond Aron, "le choix en politique n'est pas entre le bien et le mal mais entre le préférable et le détestable". Il ne s'agit pas d'arbitrer entre la mondialisation satanique et l'écologie angélique. En revanche, le réchauffement climatique pose un problème majeur à l'humanité, que nous ne pouvons éluder. Cette urgence doit être prise en compte de trois façons. La réglementation et la fiscalité - notamment la taxe carbone - sont utiles mais l'innovation demeure la priorité absolue - or elle est aujourd'hui un monopole de la Chine et des Etats-Unis. L'Etat ne peut pas tout et l'essentiel des transformations doit être porté par les acteurs économiques et sociaux. Enfin la coopération internationale est impérative car la lutte contre le réchauffement climatique sur une base nationale n'a aucun sens dès lors qu'il s'agit d'un phénomène planétaire.
Reste le lien entre la mobilité et l'épuisement des ressources, qui, ne l'oublions pas, ne sont pas réparties de manière égale sur la planète. Il n'y a aucun doute sur le fait que la progression des échanges a été excessive et qu'une partie de cette mobilité n'est pas indispensable : il faudra revenir dessus. Mais il serait dangereux de croire que chaque pays va évoluer vers l'autarcie. Ou alors ce serait au prix de la décroissance et du basculement d'une majorité de la classe moyenne dans la pauvreté, soit les conditions idéales pour mettre l'extrême droite au pouvoir.
Pour la première fois de l'Histoire, la vie humaine est passée au premier rang des préoccupations, alors même que les acteurs économiques considèrent le capital humain comme un problème, générateur de coût, et investissent dans des machines pour le remplacer. Des digues sont-elles en train de sauter ?
C'est en tout cas très clairement la stratégie que la Chine est en passe d'adopter. Ses dirigeants ont bien compris que la pandémie de Covid-19 est née au point de convergence entre une Chine moderne, technologique et ouverte sur le monde et d'une autre que tout le monde voulait oublier, extrêmement archaïque dans ses modes de production, de consommation, de pratiques alimentaires. Une partie des élites entend désormais mettre la Chine moderne à l'abri de cette Chine anachronique qui menace la sécurité de la production et de la population, en accélérant la digitalisation et la robotisation afin de réduire les interactions humaines.
Pourtant, je ne crois pas que l'économie numérique puisse se développer sans capital humain. Toutes les grandes révolutions technologiques, à commencer par celles apparues après la Seconde Guerre mondiale, l'ont prouvé. Par ailleurs, il faut être conscient que ce processus aboutit à démultiplier les inégalités qui sont déjà excessives, en évinçant les populations rurales et les travailleurs migrants, représentants de nouvelles "classes dangereuses", pour reprendre la formule de l'historien Louis Chevalier. Cela ne peut manquer de saper la cohésion sociale, territoriale et nationale.
La mondialisation est accusée d'avoir élargi les fractures sociales. Comment les atténuer, alors que l'impact de la crise sanitaire risque d'être très douloureux ?
La crise actuelle fonctionne comme un cyclotron, qui a pour effet d'accélérer le creusement des écarts et des inégalités entre les individus, les entreprises, les nations ou les continents, selon leur réactivité. Or la situation était déjà dangereusement dégradée dans les démocraties développées avant l'épidémie du fait de la déstabilisation des classes moyennes. Ces tensions vont s'exacerber sans une action déterminée pour ressouder la nation. Car derrière l'idée "tous confinés, tous solidaires", se cache une réalité bien plus rude : nous allons au-devant d'une explosion des inégalités. Et ce n'est pas un déluge d'argent public qui permettra d'endiguer ce mouvement.
On devrait le savoir : la France est l'un des pays qui consacre le plus d'argent public à la santé, ce qui ne nous pas évité de vivre un juin 1940 sanitaire. En dépit des 11,3 % du PIB investis dans la santé, nous n'avions ni masques, ni blouses, ni tests, ni lits de réanimation, ni respirateurs en nombre suffisant. Même constat pour l'éducation : la France est un des pays qui consacrent le plus d'argent public à ce secteur, mais les performances de son système éducatif n'ont cessé de se dégrader, comme le montre le classement Pisa. La course sans fin à la dépense publique n'est nullement le gage de l'efficacité de l'Etat.
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Aujourd'hui, la priorité va naturellement à une société plus inclusive, mais cela suppose des réformes majeures de l'Etat et des grands appareils de socialisation. Ce ne sera pas facile, car la sortie de crise sera dominée par une grande ambiguïté : d'un côté, une demande très forte pour plus d'Etat, et de l'autre, le constat de sa faillite face à la crise sanitaire et la prise de conscience qu'il est surendetté et que ses marges de manoeuvre seront infimes s'il veut échapper à la sanction des marchés qui le financent !
C'est pourquoi la réorganisation de l'Etat ne pourra plus être éludée, pas plus que la cohésion sociale. Il est intéressant de relever que les pays les plus performants dans la lutte contre le virus sont ceux qui ont su maintenir une forte cohésion sociale et un sens aigu du civisme. La France se trouve de ce point de vue aux antipodes. Il va donc falloir refonder notre nation en actionnant les trois leviers décisifs pour y parvenir : l'éducation, le travail et le patriotisme.
"Le confinement, c'est l'arrêt de la vie nationale, le pire des aveux d'échec"
Quel nouveau type de gouvernance faut-il imaginer pour cette sortie de crise ?
Le maître mot sera la "résilience" ! La leçon que les individus, les entreprises, les nations ou même l'Europe doivent tirer de ces dernières années, c'est qu'on a privilégié le court terme et fait l'impasse sur les défis stratégiques. Pour maximiser les profits et les dividendes aux Etats-Unis, pour dégager des gains de pouvoir d'achat fictifs et créer des dépenses publiques en France, nous avons sacrifié notre compétitivité et aliéné notre sécurité, en nous mettant dans les mains de la Chine. Ce pari à courte portée, inspiré par la démagogie, nous a conduits à la crise actuelle.
Notre salut passe par la résilience, c'est-à-dire la capacité d'assurer la poursuite de la vie nationale, y compris en mode dégradé, en toutes circonstances. Le confinement est l'exemple même de la non-résilience. La France en est arrivée là parce que la priorité a été donnée à ce qui était inutile, tandis que ce qui relevait de l'urgence vitale n'a pas été pris en considération. Quand on n'a ni masques, ni tests, ni lits de réanimation, ni respirateurs, la seule option qui reste, c'est le confinement, c'est-à-dire l'arrêt de la vie nationale. Soit le pire des aveux d'échec.
La France a dû s'y résoudre - et elle n'est pas la seule -, mais cela ne peut se répéter. Il va falloir travailler bien davantage sur les plans de continuité et réduire notre dépendance à l'égard de la Chine. Cette réflexion concerne les entreprises, mais aussi l'Etat et les citoyens, qui devront faire preuve de réactivité, d'agilité et d'endurance. Nous allons tous devoir apprendre à être résilients, mais sans renoncer à la liberté.
Vous, qui êtes un spécialiste de la pensée de Raymond Aron, pensez-vous que la réflexion de l'auteur de Paix et guerre entre les nations nous éclairerait aujourd'hui ?
Ce qui est fascinant, c'est que Raymond Aron a consacré dès 1960, à Londres, une conférence à "L'aube de l'Histoire universelle" [1]. Dès cette époque, il s'était projeté dans l'après-guerre froide en prévoyant que l'humanité se trouverait engagée dans la même histoire. Or c'est exactement ce qui se passe aujourd'hui : le XXIe siècle est l'âge de l'Histoire universelle, et cette crise souligne à quel point les hommes, les nations et les continents sont interdépendants, même si leurs positions sont très variables et que leurs intérêts et leurs ambitions s'entrechoquent.
Aron demeure également irremplaçable pour appréhender la crise des démocraties et essayer de lui trouver des solutions. "Les régimes pour lesquels j'ai plaidé et dans lesquels certains ne voient plus qu'un camouflage de pouvoir, par essence arbitraire et violent, sont fragiles et turbulents ; mais, tant qu'ils resteront libres, ils garderont des ressources insoupçonnées", écrivait-il en conclusion de ses Mémoires [2]. C'est à mes yeux le message le plus important pour surmonter cette terrible crise. La délégitimation des dirigeants, la diminution des richesses, la montée du chômage et des inégalités créeront une situation explosive, très favorable aux forces populistes.
Serons-nous capables, contrairement aux années 1930, de renouer une forme de contrat politique, économique et social permettant de sauvegarder la liberté ? Saurons-nous retrouver un sens suffisant des valeurs et de la communauté de destin qui unissent les nations libres pour résister à la poussée des démocratures, et notamment aux ambitions hégémoniques de la Chine ? La liberté, comme le rappelait Raymond Aron, est un combat. Un combat qui n'est jamais gagné d'avance, mais qui n'est pas perdu tant qu'il reste des hommes pour croire qu'elle est la valeur ultime qui fonde leur dignité et pour s'engager à la défendre.
(1) Raymond Aron, "L'aube de l'Histoire universelle", conférence prononcée à Londres le 18 février 1960 sous l'égide de la Société des amis de l'Université hébraïque de Jérusalem, dans Dimensions de la conscience historique, Paris, Plon, 1961, p. 295.