"Trump va nous conduire à une récession économique"
Malgré les avertissements lancés par les économistes sur
les conséquences d'une sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne, les
Britanniques ont pourtant voté pour le Brexit le 23 juin. La même
logique s'est appliquée à peine cinq mois plus tard aux Etats-Unis où
les électeurs américains ont choisi Donald Trump.
Cette incapacité des économistes à se faire entendre de l'opinion publique est-elle le résultat d'une production de savoirs trop abstraite, dominée par des modèles inapplicables dans le réel ? Certains le pensent.
Reconnue pour son travail en cliométrie (l'application des méthodes de statistiques, de l'économétrie dans l'étude de l'histoire), l'économiste américaine Deirdre McCloskey(*), ex-marxiste devenue libertarienne, a décidé il y a quelques années de changer d'approche.
De passage à Paris pour participer à un séminaire au Centre d'Économie de la Sorbonne, organisé notamment par l'université Paris-1 et par l'École de la Liberté, Deirdre McCloskey a fait part à La Tribune de sa critique du réductionnisme économique et de son jugement sur les premiers jours du mandat de Donald Trump.
LA TRIBUNE - Dans votre livre, vous exposez les "péchés" des économistes. Quels sont-ils ?
DEIRDRE McCLOSKEY - Le problème avec les économistes est qu'ils sont très fermés et trop techniques. Dans mon livre, j'essaie d'élargir l'économie aux sciences humaines : la littérature, la philosophie, le théâtre... à l'ensemble de la culture. C'est ce que j'appelle les "humanomics" consistant à tenir compte de l'ensemble de la culture pour parler d'économie. Il s'agit d'une question de méthodologie qui est très utile pour comprendre comment nous vivons.
Rejetez-vous l'approche de l'économie par les mathématiques ?
Quand j'étais jeune j'étais marxiste, puis je suis devenue keynésienne, en fait, j'ai été tout ce qu'on peut être! Je ne suis pas contre les modèles mathématiques que j'ai étudiés et utilisés. Le problème n'est pas là, mais dans la résistance des économistes à prendre en compte la culture, à ne pas considérer le contexte global dans lequel les êtres humains vivent.
Dans mon livre, je parle du sacré et du profane. L'être humain possède ces deux faces. Il y a les éléments relevant du sacré : la famille, la nation, dieu... et ceux du profane : louer un appartement, boire du thé... Certains pensent qu'il est simple d'appliquer les mathématiques au profane. L'économiste Gary Becker tentait d'ailleurs d'expliquer que tout relève du profane, que tout n'est qu'une question de prix, de revenu... Sa théorie n'intégrait pas cette dimension du sacré. C'est une erreur non seulement scientifique mais également éthique. Je peux d'autant plus le dire que moi-même j'y ai cru.
Au moment où l'on parle désormais de "faits alternatifs" - comme l'a fait la conseillère de Donald Trump après la polémique créée sur l'importance de la foule qui a assisté à l'investiture du nouveau président -, pensez-vous que la manière dont les économistes produisent des faits, des statistiques est contestable ?
Les faits sont les faits. Et je leur prête un intérêt particulier. Sur ce point, je pense que la foule était moindre à l'investiture de Donald Trump qu'à la première de Barack Obama, et même la seconde. Donald Trump est un homme terriblement dangereux et fou.
En revanche, je ne pense pas que l'on puisse prouver quoi que ce soit avec des statistiques. Ce qui compte c'est le point de vue. Par exemple, je trouve que l'obsession de l'égalité qui parcourt le livre de Thomas Piketty, "Le Capital au XXIe siècle", est particulièrement contre-productive. Le coefficient de Gini [mesure de la distribution des revenus, ndlr] est un fait, on peut le calculer, mais ce n'est pas un fait important. Ce qui l'est en revanche, c'est la condition de la classe ouvrière, et ça n'a rien à voir avec le coefficient de Gini.
À l'heure de la post-vérité, la bataille porterait davantage sur le plan culturel ?
Je pense que c'est vrai. Ce que nous devons faire par dessus tout est de nous battre pour le libéralisme. C'est l'idée que la liberté est fondamentale et que le gouvernement ne doit pas interférer. Protéger les emplois est une mauvaise idée, car cela crée du chômage et pèse sur la croissance économique. Je suis sûre que l'administration Trump va nous conduire à une récession. Après huit années de croissance, soit l'une des plus grandes périodes d'expansion dans l'histoire de l'Amérique, il est plus que probable qu'il y aura une récession dans les quatre années à venir. Nous verrons à ce moment-là comment réagit l'administration Trump.
Ses choix politiques vont-ils aggraver la situation?
Pas nécessairement, mais il sera blâmé par ses électeurs à cause de la récession. Ceux de Pennsylvanie vont perdre leurs emplois et vont se dire: "J'ai voté pour Trump pour sauver mon emploi et voilà ce que ça a donné". C'est une façon naïve de voir les choses, mais ça se passera probablement ainsi.
Existe-t-il une mesure du programme de Donald Trump que vous jugez utile ?
Oui, la baisse de l'impôt sur les sociétés. Le problème de cet impôt est que personne ne sait qui le paie. Est-ce les employés, les actionnaires, les clients ? Une société n'est pas une personne, c'est une entreprise. Cela fait 60 ans qu'on en débat et aucun économiste n'est capable de dire précisément qui le paie. Il n'y a pas de consensus. Les Etats-Unis ont le niveau d'impôt sur les sociétés le plus fort du monde, 35%, c'est ridicule. Mis à part ça, la plupart des mesures que Donald Trump propose sont stupides, en particulier en ce qui concerne le commerce international.
Propos recueillis par Jean-Christophe Catalon
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(*) Deirdre McCloskey, Les péchés secrets de la science économique, Editions Markus Haller, janvier 2017, 109 pages, 14€
Cette incapacité des économistes à se faire entendre de l'opinion publique est-elle le résultat d'une production de savoirs trop abstraite, dominée par des modèles inapplicables dans le réel ? Certains le pensent.
Reconnue pour son travail en cliométrie (l'application des méthodes de statistiques, de l'économétrie dans l'étude de l'histoire), l'économiste américaine Deirdre McCloskey(*), ex-marxiste devenue libertarienne, a décidé il y a quelques années de changer d'approche.
De passage à Paris pour participer à un séminaire au Centre d'Économie de la Sorbonne, organisé notamment par l'université Paris-1 et par l'École de la Liberté, Deirdre McCloskey a fait part à La Tribune de sa critique du réductionnisme économique et de son jugement sur les premiers jours du mandat de Donald Trump.
LA TRIBUNE - Dans votre livre, vous exposez les "péchés" des économistes. Quels sont-ils ?
DEIRDRE McCLOSKEY - Le problème avec les économistes est qu'ils sont très fermés et trop techniques. Dans mon livre, j'essaie d'élargir l'économie aux sciences humaines : la littérature, la philosophie, le théâtre... à l'ensemble de la culture. C'est ce que j'appelle les "humanomics" consistant à tenir compte de l'ensemble de la culture pour parler d'économie. Il s'agit d'une question de méthodologie qui est très utile pour comprendre comment nous vivons.
Rejetez-vous l'approche de l'économie par les mathématiques ?
Quand j'étais jeune j'étais marxiste, puis je suis devenue keynésienne, en fait, j'ai été tout ce qu'on peut être! Je ne suis pas contre les modèles mathématiques que j'ai étudiés et utilisés. Le problème n'est pas là, mais dans la résistance des économistes à prendre en compte la culture, à ne pas considérer le contexte global dans lequel les êtres humains vivent.
Dans mon livre, je parle du sacré et du profane. L'être humain possède ces deux faces. Il y a les éléments relevant du sacré : la famille, la nation, dieu... et ceux du profane : louer un appartement, boire du thé... Certains pensent qu'il est simple d'appliquer les mathématiques au profane. L'économiste Gary Becker tentait d'ailleurs d'expliquer que tout relève du profane, que tout n'est qu'une question de prix, de revenu... Sa théorie n'intégrait pas cette dimension du sacré. C'est une erreur non seulement scientifique mais également éthique. Je peux d'autant plus le dire que moi-même j'y ai cru.
Au moment où l'on parle désormais de "faits alternatifs" - comme l'a fait la conseillère de Donald Trump après la polémique créée sur l'importance de la foule qui a assisté à l'investiture du nouveau président -, pensez-vous que la manière dont les économistes produisent des faits, des statistiques est contestable ?
Les faits sont les faits. Et je leur prête un intérêt particulier. Sur ce point, je pense que la foule était moindre à l'investiture de Donald Trump qu'à la première de Barack Obama, et même la seconde. Donald Trump est un homme terriblement dangereux et fou.
En revanche, je ne pense pas que l'on puisse prouver quoi que ce soit avec des statistiques. Ce qui compte c'est le point de vue. Par exemple, je trouve que l'obsession de l'égalité qui parcourt le livre de Thomas Piketty, "Le Capital au XXIe siècle", est particulièrement contre-productive. Le coefficient de Gini [mesure de la distribution des revenus, ndlr] est un fait, on peut le calculer, mais ce n'est pas un fait important. Ce qui l'est en revanche, c'est la condition de la classe ouvrière, et ça n'a rien à voir avec le coefficient de Gini.
À l'heure de la post-vérité, la bataille porterait davantage sur le plan culturel ?
Je pense que c'est vrai. Ce que nous devons faire par dessus tout est de nous battre pour le libéralisme. C'est l'idée que la liberté est fondamentale et que le gouvernement ne doit pas interférer. Protéger les emplois est une mauvaise idée, car cela crée du chômage et pèse sur la croissance économique. Je suis sûre que l'administration Trump va nous conduire à une récession. Après huit années de croissance, soit l'une des plus grandes périodes d'expansion dans l'histoire de l'Amérique, il est plus que probable qu'il y aura une récession dans les quatre années à venir. Nous verrons à ce moment-là comment réagit l'administration Trump.
Ses choix politiques vont-ils aggraver la situation?
Pas nécessairement, mais il sera blâmé par ses électeurs à cause de la récession. Ceux de Pennsylvanie vont perdre leurs emplois et vont se dire: "J'ai voté pour Trump pour sauver mon emploi et voilà ce que ça a donné". C'est une façon naïve de voir les choses, mais ça se passera probablement ainsi.
Existe-t-il une mesure du programme de Donald Trump que vous jugez utile ?
Oui, la baisse de l'impôt sur les sociétés. Le problème de cet impôt est que personne ne sait qui le paie. Est-ce les employés, les actionnaires, les clients ? Une société n'est pas une personne, c'est une entreprise. Cela fait 60 ans qu'on en débat et aucun économiste n'est capable de dire précisément qui le paie. Il n'y a pas de consensus. Les Etats-Unis ont le niveau d'impôt sur les sociétés le plus fort du monde, 35%, c'est ridicule. Mis à part ça, la plupart des mesures que Donald Trump propose sont stupides, en particulier en ce qui concerne le commerce international.
Propos recueillis par Jean-Christophe Catalon
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(*) Deirdre McCloskey, Les péchés secrets de la science économique, Editions Markus Haller, janvier 2017, 109 pages, 14€