Le temps des prédateurs de François Heisbourg
La Chine, les États-Unis, la Russie et nous
Si l’auteur, spécialiste renommé de la géopolitique et des questions de défense, conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique, emploie l’expression « nous », ce qui signifie en vérité l’Europe, c’est que, dit-il, dans le milieu éditorial, le terme « Europe » fait figure de repoussoir, signifiant des ventes réduites (il intitule son dernier chapitre « L’Europe : un mot qui tue ? »). Le sujet du livre est bien de passer au crible les politiques offensives tous azimuts, menées par les trois grands « prédateurs », aux visées impériales non dissimulées.
À tout seigneur tout honneur, le premier d’entre eux reste les États-Unis, même si en parité de pouvoir d’achat, le PIB de la Chine a dépassé celui des États-Unis. Les dépenses de défense des États-Unis, qui ont dépassé les 700 milliards, sont encore près de trois fois plus importantes que celles de la Chine. Washington dispose de centaines de bases à l’étranger, ce qui n’est pas le cas de Pékin. Surtout, le dollar représente 62 % des réserves de change mondiales, assure 52 % des facturations commerciales internationales mais 88 % du marché des changes, ce qui permet aux autorités américaines, en usant de ce qu’on appelle l’extraterritorialité de leurs lois, d’infliger des amendes à hauteur de milliards de dollars à des entreprises étrangères ayant contourné les embargos qu’ils ont décrétés souverainement, faisant fi souvent de l’autorité de l’ONU, la seule légalement obligatoire, à l’égard des « États voyous » (l’Iran, la Corée du Nord et, hier, l’Irak). Cette attitude prédatrice américaine a encore été accentuée par l’approche transactionnelle de Donald Trump qui, peu embarrassé de principes, n’a cherché qu’à faire prévaloir les intérêts des États-Unis et de leurs entreprises. D’où sa défense des Gafam, menacés d’une taxe, sa proposition d’acheter le Groenland, non pour en préserver l’environnement, mais pour soustraire l’île verte aux convoitises du dragon rouge. D’où également, dans le cadre de la sévère compétition qui l’oppose au géant chinois des télécommunications, devenu leader mondial de la 5G, la proposition insolite du président américain de prendre des parts majoritaires dans le capital des seules sociétés européennes rivales de Huawei, Ericsson et Nokia.
Beaucoup a déjà été écrit sur la Chine depuis l’irruption de la pandémie de Covid-19. Son approche vis-à-vis de l’Europe peut se résumer, pour François Heisbourg, en cinq mots : profiter, influencer, détacher, intégrer et intervenir. L’évolution est si rapide en cette matière que ce qu’a écrit François Heisbourg au printemps est déjà dépassé à l’hiver. L’exemple de la 5G, qu’il aborde de-ci de-là en termes fort généraux, sans aborder les questions liées à la santé, à la sécurité ou aux consommations énergétiques, est caractéristique. Alors qu’en début 2020, la plupart des pays européens étaient disposés à équiper leurs réseaux de la 5G avec du matériel Huawei (antennes, connexions, liaisons…), ils y ont pratiquement tous renoncé, en tout ou en partie, à l’exception de l’Allemagne qui ne sanctionne pas le producteur chinois. Dès 2014, la Chine organise avec les pays ex-communistes d’Europe un dialogue dit « 16 + 1 ». La Chine, premier fournisseur et deuxième marché commercial de l’Union européenne, a donc de solides arguments à faire valoir et, depuis ces derniers mois, ne s’en prive pas.
Quant à la Russie, selon l’auteur, elle a un appétit d’ours, image traditionnelle, un peu usée. Certes, la Russie a annexé la Crimée, terre traditionnelle russe, en forçant le destin et elle aide les insurgés du Donbass, alimentant ainsi un nouveau conflit gelé en barrant la route de l’Otan à l’Ukraine. Mais il est peu probable que Moscou veuille se lancer dans l’entreprise insensée que certains lui prêtent de reconstituer la défunte URSS. Elle est restée prudente vis-à-vis de la Biélorussie, pour ne rien dire du conflit du Haut-Karabakh. La Russie a modernisé ses défenses, mais elle consacre à ce secteur les mêmes sommes que la France (55 à 60 milliards d’euros). Elle est intervenue dans maints processus électoraux, comme les États-Unis l’ont fait, il est vrai dans l’optique de la guerre froide.
La grande question reste celle de l’alliance de facto et non de jure, militaire et stratégique, entre la Russie et la Chine. Jamais Moscou et Pékin n’ont été aussi proches. Ces relations se perpétueront-elles à l’identique dans les décennies à venir ? Personne ne peut répondre à cette question. Aussi faut-il prendre avec prudence ce qu’écrit François Heisbourg sur la grande manœuvre que devrait mener l’Europe pour tenter de détacher la Russie de la Chine. C’est certainement un objectif louable, désirable, mais a-t-il quelque chance de se réaliser ? Tout ce que l’on peut dire est que l’Europe, telle qu’elle fonctionne, agit et décide, n’a pas encore les moyens de se doter d’une « grande stratégie », selon les termes d’Edward Luttwak. Examinant les options qui s’offrent à l’Europe, François Heisbourg constate que le rapprochement avec la Russie est d’actualité dans le discours politique français, mais qu’il a peu de chances de se réaliser. Cependant, le rapprochement avec la Chine est moins invraisemblable qu’il n’y paraît. Orientation assez étrange, compte tenu de la politique de prédation de la Chine et son hubris à Hong Kong, ses menaces sur Taïwan, le traitement cruel infligé aux millions de Ouïghours et ses avancées constantes en mer de Chine orientale et méridionale, avec la poldérisation des îlots et leur militarisation. En définitive, le remodelage des relations euro-américaines apparaît à l’auteur comme la seule option viable.
Les atouts de l’Europe sont réels, conclut-il, même dans le domaine militaire. À eux deux, la France et le Royaume-Uni possèdent 500 charges nucléaires, leurs dépenses combinées de défense atteignent 250 milliards d’euros. En dehors d’une stratégie commune, c’est la diversité des opérateurs, des entreprises, des filières qui est l’un des obstacles principaux à surmonter. Alors que, pour les télécommunications, la 5G, Chine et États-Unis ont quatre opérateurs chacun, on en compte plus d’une centaine dans l’Union européenne. À l’aune de l’histoire, la construction européenne avec ses sept décennies d’existence est une entreprise jeune et sa pérennité n’est nullement acquise. Est-ce à dire que les États-Unis (pour le moment ?), la Russie ou la Chine s’évertuent réellement, sinon à la détruire, au moins à l’empêcher d’émerger ? En tout cas, si l’éléphant européen est moins rapide que l’aigle américain, moins gourmand que l’ours russe et moins dangereux que le dragon chinois, il est tout aussi résilient. Il a su gérer la crise de l’euro, se coordonner pour répondre au coronavirus, avec son plan d’aide de 750 milliards d’euros, et proposer son Green Deal, premier plan européen prévu pour une durée de trente ans.