Ci-dessous article issue de la revue Diplomatie sur la Bolivie.
L’océan mondial. Un défi pour la Bolivie, un enjeu pour l’humanité
Entretien avec Luzmila Carpio Sangüeza, ambassadrice de l’État Plurinational de Bolivie en France.
Votre pays disposait d’un accès à l’océan et les revers de l’Histoire l’en ont privé. Comment votre politique étrangère peut-elle œuvrer pour que vous puissiez de nouveau accéder à l’océan ?
Luzmila Carpio Sangüeza : La Bolivie a toujours eu accès à la mer, à l’océan Pacifique. Au moment de sa fondation en 1825, Potosi, ou l’Intendance de Potosi (jusqu’alors intégré à l’Audience de Charcas) embrassait le district d’Atacama, ainsi que toute l’immensité de sa côte.
À sa naissance, la Bolivie comptait donc avec une longue côte abritant en son sein le port de Cobija dont l’essor crut sensiblement grâce au décret du 28 décembre 1825 prononcé par Simon Bolivar, qui éleva son rang en le désignant « Port Majeur » et en le rebâtissant sous le nom de Puerto la Mar. Lors de sa fondation, la Bolivie comptait aussi avec les criques de Gatico, Guarillos, Michila Gualeguala, ainsi que d’autres moins importantes.
Ces territoires ne furent revendiqués par le Chili qu’à l’instant où l’on apprit l’importance de gisements de guano et salpêtre qu’ils abritaient, et le rôle joué par ces derniers dans l’impulsion du capitalisme mondial avec le soutien de la Couronne britannique.
La Guerre du Pacifique ne fut point un fait isolé. Elle signifiait, au contraire, l’explosion d’une série de circonstances dont l’objectif n’était autre que la ré-appropriation du contrôle économique des ex-colonies espagnoles situées au long du Pacifique par le capitalisme anglais cherchant des nouvelles formes de production, notamment agricole.
Frontières de Bolivie, du Pérou, du Chili et d’Argentine avant et après la guerre du Pacifique (1879).Les hachures vertes représentent les territoires perdus par la Bolivie en 1879.
Il est connu que l’Europe entra dès 1850 dans une période décisive de prospérité dont l’Angleterre brandissait le drapeau de chef de file. à ce processus, s’ajoutait le prestige conféré par ses récentes possessions coloniales dans différentes régions du monde.
On découvrit les diverses vertus du guano bolivien (et péruvien), en tant qu’engrais de qualité, ces propriétés étant d’une qualité supérieure à celui des autres régions du monde. Cette découverte a influencé les courants théoriques qui commencèrent à réfuter les théories de Malthus sur la pénurie d’aliments par rapport à la croissance de la population mondiale. La demande s’est multipliée, ainsi que l’appétit des investisseurs, des concessionnaires, l’intensité des ambitions et des capitaux britanniques sous la forme d’investissements anglo-chiliens qui participaient à l’exploitation du salpêtre et du guano sur tout le littoral bolivien.
En concordance avec cette pression accrue, l’habile diplomatie chilienne a réussi à créer un conflit frontalier qui a débouché sur d’innombrables négociations diplomatiques afin de définir la limite frontalière exacte. La même qui, après de nombreuses négociations fut définie sur le parallèle 24, mais avec un système de partage des revenus du guano et du salpêtre qui a causé par la suite d’importants préjudices à la Bolivie et a favorisé l’invasion chilienne de février 1879. La même qui a débouché sur la guerre du Pacifique avec les conséquences néfastes de la perte de l’accès à la mer pour la Bolivie et tout ce que cela implique.
Le traité de paix ne fut signé qu’en 1904 et à ce moment-là, il était le seul « choix » possible pour le gouvernement libéral bolivien qui l’a signé, car cela signifiait la survie de l’État bolivien mais d’un État défavorisé et amputé de ses territoires originels.
En 1929, le Chili et le Pérou signèrent un traité qui fit barrage à la Bolivie, pour toutes les possibilités de négociations avec le Chili ou avec le Pérou, car il conditionnait la négociation de tout type de cession de territoires à l’acceptation de l’autre État partie. Chaque fois que la diplomatie bolivienne a avancé dans les négociations pour obtenir un retour à la mer, ce traité s’est transformé en obstacle majeur qu’il fallait vaincre.
Toutefois, depuis lors, il n’y a pas eu un seul jour, une seule minute où le pays n’ait pas réclamé la solution à ce problème, cause principale du retard bolivien. Notre revendication maritime fait partie de notre texte constitutionnel, fixe les paramètres de notre politique étrangère, indiquant clairement que celle-ci doit répondre et satisfaire les fins poursuivies par l’État sur la base de notre souveraineté et de la défense de nos intérêts.
L’État Plurinational de Bolivie revendique incessamment sa souveraineté sur son espace maritime dépossédé, tel qu’il existait lors de son indépendance en 1825.
D’autre part, la Bolivie ayant adopté dans ladite nouvelle Constitution la paix comme valeur suprême et condition de développement et d’évolution, la résolution du différend maritime avec le Chili doit se faire de manière pacifique et sous l’angle de l’exercice légitime de notre souveraineté.
Le rapprochement entre le président M. Evo Morales et l’ancienne présidente du Chili, Mme Bachelet, est un tournant important dans l’histoire des relations avec notre pays voisin, puisque les deux chefs d’État ont souscrit une feuille de route intitulée « Agenda des 13 points », où la revendication maritime est reconnue, pour la première fois par le Chili, comme étant un problème en attente de résolution.
Cette feuille de route fait partie de l’ordre du jour des réunions bilatérales qui se déroulent en ce moment entre la vice-ministre des Affaires étrangères de Bolivie, Monica Soriano et le sous-secrétaire des Affaires étrangères du Chili, M. Fernando Schmidt (1).
Le gouvernement bolivien reste optimiste et à la fois prudent quant à l’issue favorable de ces pourparlers.
Les océans constituent en effet un bien pour l’humanité tout entière : quelles devraient être les priorités de diplomatie maritime et de gestion des océans ?
Les océans font partie de la Terre-Mère, et pour les peuples autochtones ils sont connus comme le « Grand Lac », qui nous donne ses fruits, Mama Qocha, la Mère Mer en langue quechua. Ceux-ci constituent l’un des principaux écosystèmes et sont appelés à être protégés pour la diversité qui fait leur richesse et leur rôle prépondérant dans la régulation du climat.
L’État Plurinational de Bolivie pratique une diplomatie axée sur le concept du « vivre bien » ou Suma Qamaña, Sumaq Kawsay – respectivement en langue aymara et quechua. Ce concept inscrit dans sa nouvelle Constitution, en vigueur depuis le 7 février 2009, fait référence au besoin d’agir pour rétablir l’équilibre et l’harmonie dans les rapports entre l’être humain et la nature avec ses divers écosystèmes, dont les océans.
Cette pensée, et philosophie de vivre, part d’un constat et d’une critique vis-à-vis du système économique et politique actuel qui se fondent sur le profit à outrance, sur la concurrence effrénée, la surexploitation des ressources naturelles et le piétinement d’autrui, sans prise en compte des droits des futures générations ni de ceux de la Terre-Mère, Pachamama.
Le gouvernement bolivien est très inquiet du manque de volonté politique qui s’est vu reflété lors du Sommet de Copenhague et du déficit démocratique dans certaines enceintes des Nations Unies, qui évitent de prendre des décisions et d’entreprendre des actions urgentes pour écarter, ou tout au moins, minorer les graves conséquences du changement climatique que nous commençons à ressentir.
Face à cet échec des dirigeants, et en particulier de certains chefs d’État des pays occidentaux les plus pollueurs au monde, le président de l’État Plurinational de Bolivie, M. Evo Morales a convoqué au mois d’avril, à Cochabamba, en Bolivie, une première Conférence Mondiale des Peuples sur le Changement Climatique et les Droits de la Terre-Mère (CMPCC) (2).
L’appel présidentiel à cette conférence mondiale a reçu le soutien de 35 000 personnes provenant des quatre coins du monde, lesquelles ont participé activement dans un exercice démocratiquesui generis à l’élaboration de l’« Accord des Peuples » et au projet de « Déclaration universelle des Droits de la Terre-Mère », qui sont des documents contenant des propositions et solutions concrètes face au changement climatique et à la préservation de notre biodiversité, dont celle des océans.
La récente création du Réseau Interparlementaire sur le Changement Climatique en France est une démonstration de solidarité entre les peuples sur un sujet qui concerne toute l’humanité et la planète, mais aussi d’action dans l’urgence sur tous les fronts. C’est ce qu’ont compris les sénateurs français, Jean Desessard (Les Verts), Michelle Demessine (PCF) et la députée Martine Billard (PG), provenant de diverses organisations politiques, qui souhaitent, tout comme les participants à la conférence mondiale de Tiquipaya et le gouvernement bolivien, que s’engage un large débat, sérieux et cohérent durant les diverses réunions préparatoires du prochain Sommet sur le Changement Climatique qui aura lieu à Cancun-Mexique à la fin de cette année. La gestion des océans ne peut être dissociée d’une analyse globale, d’une action globale et d’un changement radical dans nos comportements et responsabilités en tant qu’États, entreprises multinationales, collectivités, communautés et individus.
La Bolivie peut et souhaite y contribuer avec les savoirs ancestraux de ses peuples autochtones qui ont toujours réussi à maintenir ce fragile équilibre entre l’être humain et la nature – et cela indépendamment du fait de ne pas avoir accès à la mer, temporairement.
Votre pays entretient une flotte sur le lac Titicaca. Quelles sont vos priorités en matière de diplomatie maritime ?
Le lac Titicaca est le lac le plus haut au monde et c’est aussi l’espace de partage de nos frontières avec le Pérou. Ce qui explique l’entretien d’une flotte sur le lac Titicaca, mais aussi tout au long des différents grands et larges fleuves qui séparent notre pays du Pérou et du Brésil, en particulier. Divers accords ont été signés avec des pays comme le Paraguay et l’Uruguay pour nous faciliter l’accès à l’océan Atlantique, pour faciliter nos exportations à travers leurs fleuves et rivières en échange de l’approvisionnement en gaz, dont nous sommes le deuxième producteur en Amérique du Sud, après le Vénézuéla.
Mais, comme cela a été évoqué plus haut, en matière de diplomatie maritime, nos deux priorités sont, entre autres, notre revendication à l’accès à la mer, ainsi qu’à notre espace maritime originel, comme un droit inaliénable et imprescriptible, qui en plus, fait partie d’un mandat de notre nouvelle Constitution prescrit aux articles 267 et 255, ainsi que la défense de notre biodiversité océanique dans le cadre des droits de la Terre-Mère et de tous ces écosystèmes, entendu comme un tout interdépendant.
Nous gardons l’espoir qu’un jour les mouettes nous amèneront la bonne nouvelle avec leur chant…
Notes :
(1) Pourparlers entamés le 12 juillet (NdlR).
(2) http://cmpcc.org/